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prolétariat parisien, pour combattre le peuple au moyen du peuple, pour neutraliser les ouvriers socialistes par des ouvriers souples et soumis. Les preuves abondent. E. Thomas est à la discrétion de Marie et de Marrast. Il a tous les jours leurs instructions et Lamartine a pu écrire sans crainte d’être contredit :


Commandés, dirigés, contenus par des chefs qui avaient la pensée secrète de la partie antisocialiste du Gouvernement, ces ateliers contrebalancèrent, jusqu’à l’arrivée de l’Assemblée nationale, les ouvriers sectaires du Luxembourg et les ouvriers séditieux des clubs. Ils scandalisaient, par leur masse et par l’inutilité de leurs travaux, les yeux de Paris, mais ils protégèrent et sauvèrent plusieurs fois Paris à son insu. Bien loin d’être à la solde de Louis Blanc, comme on l’a dit, ils étaient inspirés par l’esprit de ses adversaires.


Comme Emile Thomas, le 23 mars, s’effraie de les voir grossir incessamment, Marie lui répond : « Ne vous inquiétez pas du nombre, si vous les tenez, il ne sera jamais trop grand ; mais trouvez un moyen de vous les attacher sincèrement. Ne ménagez pas l’argent ; au besoin même on vous accorderait des fonds secrets » Et, s’il faut en croire E. Thomas, le ministre ajoute, pour expliquer ces recommandations : « Le jour n’est peut-être pas loin où il faudrait les faire descendre dans la rue. »

Les faits sont conformes à ces déclarations. Marie et Marrast viennent rendre visite aux Ateliers nationaux et leur distribuer leurs drapeaux et le premier en profite pour lancer ce coup de griffe à Louis Blanc : « J’aime mieux les actes que les paroles, surtout quand il s’agit du sort des ouvriers. » Il autorise la fondation d’un club spécial qui aura le mérite de « dresser un autel contre celui du Luxembourg ». E. Thomas et ses acolytes y prêchent. Jaime, qui est son bras droit, y résume ainsi son programme : « L’avenir des ouvriers, citoyens, c’est l’ordre… Tout est renfermé dans ce mot, l’ordre. » Il est décidé que tout sujet politique et social y sera exclu de la discussion. E. Thomas s’y écrie à son tour : « Avec mes camarades de l’École centrale, nous avons dit : — Pendant qu’on s’occupe des sources du travail, occupons-nous des travailleurs. » On sent en lui la prétention de représenter l’esprit pratique en face de la chimère. A chaque instant reviennent dans ses discours les attaques directes ou détournées contre l’utopie socialiste : « Nous ne voulons pas de théories irréalisables… L’ouvrier n’a besoin de personne pour s’organiser. » Entre temps, en sa qualité de directeur, il empêche ses hommes de prendre part aux manifestations destinées à raffermir la minorité du Gouvernement provisoire, à celles du 17 mars, du 16 avril, et j’ai déjà dit comment, lors des élections, il se fait l’agent électoral de la majorité. À ce moment, les ouvriers du Luxembourg tentent un rapprochement avec leurs camarades des ateliers nationaux. « Si nous sommes divisés, nous sommes perdus », disent-ils avec raison. Mais Emile Thomas s’oppose atout accord entre eux et conclut en criant : « Vive la République des honnêtes gens ! » Le jour du vote, avec ses frères, il fait le coup de poing aux environs du Luxembourg. Il se félicite, comme d’une victoire personnelle, de l’échec des ouvriers