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villes, dans les cités industrielles, et les économistes attribuent en partie à ce fait l’excédent de bâtards que celles-ci présentent. Elle répond aussi de la défense du sol national contre l’étranger, mais depuis vingt ans, elle n’a guère combattu hors de France, sinon en Algérie. Il y a péri beaucoup de monde ; mais, suivant un mot de Tocqueville : « Les soldats y sont semés à la volée et de temps en temps on récolte un général. » Ainsi que toutes les guerres de colonies où l’Européen se considère comme étant en présence d’une race inférieure, la lutte contre les Bédouins a été une école de cruauté autant que de courage et de tactique. C’est encore Tocqueville qui disait du général Bedeau : « Il est humain, comme s’il n’avait pas fait la guerre d’Afrique. » Les chefs revenaient de ces campagnes acharnées avec des habitudes de rigueur dont ils ne savaient plus se défaire. Le maréchal Bugeaud s’était par là fait cordialement détester de la population parisienne et l’on allait voir bientôt plus d’un « Africain » se distinguer par une dureté impitoyable dans la répression des troubles civils ou même devenir un faiseur de Coup d’État.

Or, les chefs de cette armée avaient gardé de leur piteuse déconfiture en Février un sentiment de honte et de dépit. Lamoricière, blessé, avait au cœur une sourde rancune. Des colonels, que leurs régiments avaient voulu chasser, boudaient la République. Le Gouvernement provisoire n’avait sans doute prêté aucune attention à la proposition d’Émile de Girardin demandant une réduction immédiate de 200.000 hommes sur l’effectif. Il avait même fait des efforts pour restaurer le prestige de l’armée. Il avait voulu appeler au ministère de la guerre le général Eugène Cavaignac, un « Africain », de bonne noblesse républicaine, si l’on peut ainsi parler, puisqu’il était fils d’un conventionnel et frère de ce Godefroy Cavaignac, dont la mort précoce avait été pleurée comme celle d’un dauphin de la République. Mais il s’était heurté à un refus hautain. Le général avait répondu d’Alger, où il avait été déjà nommé gouverneur de la colonie : « Comme homme politique, si j’étais condamné à le devenir, je ne sacrifierais jamais mes convictions de soldat. » Donc, soldat avant tout, il déclarait que son programme consisterait à rassurer, à relever l’armée, à lui rendre le sentiment de sa force et de sa dignité ; que, du reste, il ne marcherait qu’avec certains hommes. On avait répliqué au général en lui ordonnant assez vivement de rester en Afrique et Arago avait pris la place qu’on lui destinait. Ce ministre civil avait projeté de supprimer le remplacement, d’organiser le service de deux ans, d’imiter le système pratiqué en Prusse. Il avait ainsi gagné plus de popularité auprès du peuple que des bourgeois qui voyaient poindre le service obligatoire pour tous ; et comme il avait opère une Saint-Barthélémy d’officiers généraux, dont vingt-sept, parmi lesquels Castellane et Fabvier, avaient été révoques, il récoltait plus de sympathie parmi les soldats et les sous-officiers que parmi leurs supérieurs. Cependant, Cavaignac ayant accepté de la Commission exécutive le ministère de la guerre, l’élément militaire tendait à reprendre le haut du pavé. Le souvenir de sa défaite rapide devant les barricades lui était toujours cuisant.