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leur défaite électorale, menacent l’Hôtel de Ville, dressent des barricades. Sur la réquisition du procureur général, Sénard, qui est un des élus, le général Gérard, à la tête de la troupe et des gardes nationaux, les attaques à coups de fusil et de canon ; une centaine de morts et de blessés, des hommes, des femmes, des enfants, tombent du côté des insurgés. Ce combat, qui ressemble fâcheusement à un massacre (car personne ne périt du côté des assaillants), était le triste dénouement d’une longue hostilité qui, depuis le commencement de la Révolution, mettait aux prises les bourgeois et les travailleurs de Rouen. Il ne devait être, hélas ! qu’un prélude. Le Gouvernement provisoire, qui voulait « mourir pur » suivant l’expression de Lamartine, emportait quand même une éclaboussure sanglante.

Somme toute, c’était la République modérée qui triomphait en apparence. Lamartine, premier élu de Paris, était dix fois nommé, et les républicains de sa nuance semblaient les plus nombreux, autant qu’on pouvait se reconnaître dans des résultats très confus, comme il arrive quand on a voté sur des hommes plus que sur des choses. Mais les légitimistes étaient nombreux (130 à 150) les orléanistes de l’opposition dynastique revenaient en masse ; deux Bonaparte étaient envoyés par la Corse ; les catholiques avaient Montalembert, Lacordaire, de Falloux, plusieurs évêques ; sans compter des otages dans tous les partis. Les radicaux, sauf dans deux ou trois villes, étaient battus ; les socialistes écrasés. Louis Blanc et Albert malgré leur prestige officiel, passaient péniblement à Paris ; les chefs des clubs « rouges », Blanqui, Raspail, Sobrier restaient sur le carreau. En réalité, c’était la France acceptant la République sous bénéfice d’inventaire, mais signifiant qu’elle ne voulait pas de révolution sociale, qu’elle désirait même une révolution politique restreinte au minimum. C’était la victoire de la bourgeoisie sur le prolétariat, de la province sur Paris, de la population rurale sur la population urbaine.

L’Assemblée nommée, le Gouvernement provisoire n’avait plus qu’à disparaître. Un des premiers actes de la Constituante sera de déclarer qu’il avait bien mérité de la patrie. Et certes, on ne peut lui contester le mérite d’avoir été honnête, humain, respectueux de la liberté, généreux jusqu’à la candeur et débonnaire jusqu’à la faiblesse à l’égard de ses adversaires ; d’avoir gouverné sans autre appui que la force morale durant trois mois d’agitation fiévreuse, et cela au milieu d’une crise économique et financière exceptionnellement intense Mais, paralysé par des dissensions où se reflétait trop fidèlement la division qui existait entre les classes sociales il ne fut pas à la hauteur de la tâche gigantesque que lui jetait sur les bras le problème brusquement posé par l’avènement de la démocratie dans un pays où l’esprit était républicain et les mœurs monarchiques, où la grande industrie coexistait avec une agriculture puissante, où, grâce au développement inégal des villes et des campagnes, la tête était fort en avant du corps. Plus friand de parler que d’agir, il n’eut que des vues courtes et les velléités timides là où l’audace du génie eût été a peine suffisante. Faute de