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candidat et que le patron, qui en a pour faire imprimer et distribuer des listes, a aussi des espions pour surveiller comment votent ses hommes.

À Paris, une campagne acharnée est menée par les modérés, par les hommes du National, afin de couper en deux la classe ouvrière. Elle réussit à faire travailler et voter en faveur de la bourgeoisie les masses militarisées des Ateliers nationaux. Marrast et Marie, d’accord avec le directeur Emile Thomas, veulent les passer en revue à la veille de l’élection ; mais, comme la manœuvre électorale paraît vraiment trop grosse, la revue est contremandée ainsi qu’un supplément de solde annoncé pour la circonstance. En revanche, un sous-directeur, Jaime, quoique dénoncé avec violence comme un homme taré par Etienne Arago, Proudhon, Corbon, etc., est maintenu obstinément à son poste et donne cinq francs à chacun des huit cents membres composant la compagnie des artistes sans travail pour qu’ils distribuent des listes où les noms de Ledru-Rollin, de Flocon, de Louis Blanc et d’Albert ont été effacés. De leur côté, les ouvriers indépendants ne savent point s’unir. Ils ont plusieurs listes rivales et des listes exclusives d’où les modérés du Gouvernement sont exclus à leur tour. Les plus nombreux et les plus organisés, ceux qui suivent la direction du Luxembourg, sur 34 sièges à pourvoir en assignent quatre à la minorité du Gouvernement provisoire, en attribuent vingt à des membres de diverses corporations, et pour les 10 restants ne désignent que des socialistes, des détenus politiques, des chefs de clubs qu’ils ont fait comparaître devant eux et soumis à un sévère interrogatoire. Ils s’entendent mal avec les associations du vieux compagnonnage, dont ils admettent seulement trois représentants, parmi lesquels Agricol Perdiguier, le menuisier surnommé Avignonnais-la-Vertu. Ils repoussent pour des raisons variées et Béranger et Lamennais et Proudhon et Cabet et Blanqui. Ils font une liste dont le nom de Louis Blanc donne la couleur dominante. C’était franc, fier et téméraire. Réduits à leurs seules forces, mal soutenus par des camarades dont beaucoup ont dédaigné de se faire inscrire, ils sont voués à l’écrasement et pas un seul des prolétaires qui se rattachent uniquement au Luxembourg ne sortira vainqueur du scrutin.

La grande consultation nationale s’accomplit dans presque toute la France avec un calme qui étonna les nations étrangères. Les seules bagarres qui eurent lieu surgirent entre ouvriers et habitants des communes rurales à qui l’on avait voulu arracher ou faire montrer leurs bulletins. À Lyon, après la proclamation des élus, il y eut quelques promenades tumultueuses d’ouvriers mécontents. À Limoges, ville de têtes chaudes, « ville sainte du socialisme », comme disent des documents du temps, au moment où il ne restait plus à recenser que les votes des militaires, les urnes furent saisies, les bulletins lacérés et foulés aux pieds. Grâce à la prudence du maire, qui exigea que les armes de la troupe et de la garde nationale fussent déchargées et les cartouches mises sous clef, le calme se rétablit sans effusion de sang. Malheureusement il n’en fut pas de même à Rouen. Les ouvriers, se plaignant de fraudes et de manœuvres qui ont assuré