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privilège de la capitale ? Mais le Suffrage universel changeait tout cela. La province, brusquement éveillée, n’entendait pas que Paris la fît marcher, et un sentiment de révolte très légitime contre ce qui pouvait passer pour un essai d’intimidation la jetait dans le sens opposé à celui où l’on voulait la pousser.

Ce fut à un résultat du même genre qu’aboutiront les efforts des Commissaires qui tâchèrent d’exercer une action sur les départements placés sous leur autorité. Quand ils étaient du pays, quand ils y avaient occupé auparavant une situation assise, ils réussirent parfois à se faire écouter. Mais beaucoup tombent de Paris comme des aérolithes. Quelques-uns, qui sont des échappés de la « Bohême » parisienne, scandalisaient la bourgeoisie provinciale par le débraillé de leur costume et dt leur attitude. On connaît l’aventure de ce Fanjot, qui, sous le titre d’Inspecteur général de la République, promène son importance dans les départements du Nord-Est, suivi par un huissier qui opère à mesure des saisies sur ses malles et sur ses appointements. D’autres, très corrects, ont une verdeur d’opinions qui dépasse par trop la moyenne de la circonscription où ils arrivent. Ledru-Rollin, dans une circulaire célèbre, avait déclaré leurs pouvoirs « illimités » ; il avait été forcé d’en rabattre ; mais, dans un État centralisé où un préfet est une manière de petit roi, il leur restait assez de puissance pour en abuser. Il y eut cà et là tentative de pression officielle au profit de candidats qui étaient souvent les Commissaires mêmes du Gouvernement ; distribution par milliers d’exemplaires de la Déclaration des droits de l’homme, subvention ou création de journaux officieux ; entente avec les clubs des villes, dont les membres firent de la propagande payée dans les villages ; enfin et surtout éparpillement sur la France d’une volée d’émissaires qui, venant de Paris et délégués aux frais du Trésor par le Club des Clubs, firent avec un zèle déplorable une besogne pernicieuse.

Si le succès des candidatures radicales était ainsi compromis, que dire des candidatures franchements socialistes ? Il y en eut peu en province. Pourtant un bon nombre d’ouvriers briguèrent des mandats. Mais que de faux-ouvriers parmi eux, depuis l’ingénieur qui s’intitule scieur de long jusqu’au capitaliste qui se donne l’air d’un débardeur, parce qu’il est membre honoraire de la riche corporation des porte-faix de Marseille ! A Paris il fallut casser une élection pour usurpation du titre à la mode[1]. Faute de mieux, des candidats bourgeois se piquent d’établir leur généalogie plébéienne, de prouver leurs quartiers de noblesse ouvrière. Mais les vrais ouvriers se sentent vaincus d’avance. En plus d’un endroit, soit apathie, soit certitude de leur impuissance, ils négligent de se faire inscrire sur les listes électorales. Ailleurs ils s’aperçoivent que l’égalité politique est empêchée par l’inégalité économique ; qu’il faut de l’argent pour être

  1. Une pièce de Labiche met alors en scène un candidat gandin qui dit : « Mon père était ouvrier, ouvrier notaire… ; moi-même j’ai été ouvrier, ouvrier… référendaire à la Cour des Comptes.