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les villageois ne sachant pas écrire acceptent leur bulletin de vote des mains de leur curé, on comprend le formidable halte-là ! qui s’élève de la masse campagnarde.

En face de cette coalition, les républicains sont divisés et maladroits. Les modérés combattent presque partout à outrance les avancés. Ils avaient, dès le début, pris ombrage de Ledru-Rollin. Le ministre de l’Intérieur n’était-il pas celui qui pouvait le plus influer sur l’esprit public et les élections ? Il inspirait le Bulletin de la République qui se chargeait d’expliquer le nouveau régime aux populations. Il avait entre les mains la police et les commissaires extraordinaires qui remplaçaient les préfets dans l’administration des départements. Aussi fallait-il le surveiller, le neutraliser. On se rappelle les cris de colère suscités par le numéro VII du Bulletin, qui invitait les électeurs à porter leur choix sur des républicains de la veille. Le passage fut solennellement désavoué.

Encouragée la presse conservatrice fut dès lors à l’affût de tout mot ou de tout acte pouvant fournir l’occasion d’une victoire semblable. Le ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, qui n’était pas un radical, avait dans une circulaire déclaré qu’il fallait des hommes nouveaux à une situation nouvelle et il avait écrit : « La plus grande erreur, contre laquelle il faut prémunir la population de nos campagnes, c’est que pour être représentant il soit nécessaire d’avoir de l’éducation ou de la fortune. » Avec la mauvaise foi qui est monnaie courante dans les querelles de partis, on s’écria que c’était faire de l’ignorance un titre à la députation et réclamer l’envoi d’illettrés à la Chambre. Le ministre répliqua qu’il demandait seulement l’élection de paysans, d’hommes pratiques « voués aux intérêts de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». C’était un commentaire aggravant et il ne fit qu’aviver les protestations. Protestations bien significatives, qui montraient combien de gens n’acceptaient que du bout des lèvres l’égalité politique dont le suffrage universel était l’expression ! On ne pardonnait pas davantage au Ministre d’engager les instituteurs à briguer des mandats. Des maîtres d’école à l’Assemblé ! Ils étaient bons pour enseigner le peuple, aux appointements de 400 francs par an ; mais, quant à le représenter, fi donc !

Ce fut bien pis, quand, dans le XVe Bulletin, paru le 15 avril, George Sand, qui avait prêté sa plume d’or à la République, laissa échapper d’imprudentes paroles : elle craignait que les élections ne fissent triompher comme elle disait, « les intérêts d’une caste », et elle ajoutait : « Il n’y aurait alors qu’une voie de salut pour le peuple qui a fait les barricades : ce serait de manifester une seconde fois sa volonté et d’ajourner la décision d’une fausse représentation nationale ». La menace était d’autant plus grave qu’elle se produisait sous le couvert du Gouvernement provisoire. George Sand, qui en était seule responsable, était ainsi fidèle à la vieille tradition révolutionnaire d’une minorité ardente entraînant derrière elle une majorité inerte. N’est-ce pas Auguste Comte qui, à ce moment même, demandait que le choix du pouvoir exécutif, fût le