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possédée. La vie concentrée dans la tête se répandait dans le corps entier. Déplacement analogue dans les rapports des villes et des campagnes. Les paysans qui, en France, étaient aux citadins dans la proportion de deux contre un, se trouvaient investis par là même d’une puissance imprévue. La population rurale allait, sous ses vagues profondes, submerger la population urbaine, surtout les ouvriers qui ne formaient sur la surface du pays qu’un archipel d’îlots éparpillés. De là entre deux groupes de travailleurs, aussi méritants, aussi utiles l’un que l’autre, un malentendu qui durera près d’un demi-siècle.

Non seulement l’axe de la politique, mais son caractère étaient changés du coup. Une estampe du temps représente un citoyen garde-national avec les deux armes qu’il a désormais à manier : à droite, le fusil contre les ennemis du dehors ; à gauche, le bulletin de vote, contre les adversaires du dedans. Qu’est-ce à dire sinon que l’ère des conspirations et des émeutes était en passe de céder la place à une lutte d’un nouveau genre, aussi ardente, mais plus pacifique, plus vaste, plus ouverte. Les républicains qui avaient préparé la République dans l’ombre des sociétés secrètes, étaient surpris et désorientés par l’ampleur du champ d’action qui s’étendait tout à coup devant eux et par les procédés nouveaux auxquels il leur fallait recourir. L’avantage, à leur grand étonnement, était pour les anciens partis qui avaient des comités constitués de longue date et la pratique de toutes les roueries électorales On a remarqué souvent, sans l’expliquer de façon suffisante, que les plébéiens de Rome, quand ils eurent obtenu le droit de prendre des consuls dans leur ordre, continuèrent longtemps à élire des patriciens. De même, les nouveaux citoyens, en vrais novices qu’ils étaient, devaient commencer par garder pour les grandes situations sociales un respect héréditaire et aussi par se laisser prendre aux cajoleries intéressées de leurs maîtres de la veille.

Quoi donc ! Était-il possible que le Peuple votât contre les siens, contre ses amis les plus dévoués, contre ses propres enfants ? Grand sujet de trouble et même d’angoisse pour les démocrates qui avaient mis tout leur espoir dans le suffrage universel ; qui l’avaient vanté comme une panacée ; qui croyaient, après Rousseau, que « la volonté générale ne peut errer, » qui avaient érigé en dogme l’infaillibilité du Peuple !

Il est vrai que le suffrage universel, outre ces résultats immédiats, en comportait d’autres, qui étaient aussi certains que lointains. L’égalité politique, proclamée entre membres d’un même État, mène à réclamer l’égalité économique ; quand chacun a sa part de souveraineté, chacun veut avoir sa part de propriété ; le plus pauvre, sachant que sa voix vaut celle d’un riche, a l’ambition et la fierté de ne plus être à la merci de celui qui possède le sol ou l’argent. Puis, ce qui n’est pas moins important, la classe populaire, qui est toujours la plus nombreuse, devient une force à ménager, à choyer. On ne peut plus l’ignorer, la négliger ; elle s’impose aux soucis de l’homme d’État, si mal disposé qu’il puisse être à son égard. Après avoir été, durant des siècles, dans la tragi-comédie de l’histoire, le