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répartis entre les départements et les colonies proportionnellement à la population, si bien qu’on était obligé de construire à la hâte une nouvelle salle des séances dans la cour du Palais-Bourbon ; indemnité aux élus de vingt-cinq francs par jour pendant la durée de la session ; vote au chef-lieu de canton, au scrutin secret et au scrutin de liste par département, sous la présidence du juge de paix.

Le suffrage universel, qui est un moyen, non pas de décider du vrai ou du juste, mais de reconnaître la volonté du plus grand nombre, quand il s’agit de régler des intérêts communs à un groupe d’êtres humains unis en société, était loin d’être appliqué de la sorte dans son intégrité. D’abord le système adopté maintenait à l’écart les femmes, c’est-à-dire la moitié de l’humanité adulte. Une pétition de Jeanne Dervin en faveur du suffrage féminin n’eut aucun effet non plus qu’un projet de lancer malgré elle la candidature de George Sand. Puis, au lieu de laisser aux citoyens la décision de toutes les affaires générales, il leur remettait seulement le soin de choisir des hommes chargés de discuter et de décider à la place des électeurs. Mais, tel quel, introduit dans un grand État, il était un acte de foi dans la capacité de la nation, sinon à se conduire elle-même, du moins à indiquer la direction où elle entendait être conduite.

Sans doute il pouvait paraître prématuré. Le suffrage universel a pour condition nécessaire l’instruction universelle. À ne consulter que la logique, c’est même celle-ci qu’il eût fallu décréter la première. Pour bien diriger ses affaires, il faut évidemment être en état de les connaître ; or, loin d’avoir fait leur éducation civique, les Français étaient encore en|grand nombre dépourvus des connaissances les plus élémentaires ; la moitié ne savait pas lire. Seulement l’histoire ne suit pas toujours la marche qu’indiquerait le bon sens, les passions et les intérêts se jettent à la traverse et la font dévier. Le « peuple », qui aurait dû être instruit avant d’être déclaré maître de ses destinées et qui aurait pu passer par degrés de l’état de citoyen passif au rang de citoyen actif, ne pouvait obtenir la faculté de s’instruire qu’après avoir été reconnu souverain. Tant que la classe bourgeoise avait été dominante, elle l’avait tenu jalousement écarté du savoir autant que du pouvoir. Ainsi se trouva interverti l’ordre raisonnable des choses ; ainsi, faute de réformes, s’opéra une révolution ; ainsi se fit d’un bond le passage du droit électoral, privilège de la fortune, au droit de vote reconnu à tout Français majeur.

C’était un saut dans l’inconnu. Par ses premiers effets l’exercice de ce droit allait dérouter tout le monde, ses partisans comme ses adversaires. Les uns et les autres auraient pu signer cette réflexion de Tocqueville : « Les grandes masses d’hommes se meuvent en vertu de causes presque aussi inconnues à l’humanité elle-même que celles qui règlent les mouvements de la mer. » D’abord il s’ensuivait comme une décapitalisation de Paris. Point n’était besoin pour cela que le siège de l’Assemblée fût transféré hors de la capitale, ainsi que le demandait la Presse. Par le seul fait que la province était le nombre, elle était la force ; elle conquérait en matière politique une prépondérance qu’elle n’avait jamais