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prétexte : réunion des ouvriers au Champ de Mars pour y élire quatorze officiers de leur classe dans l’état-major de la garde nationale ; puis départ de là, en longue procession sans armes, pour porter à l’Hôtel de Ville une offrande patriotique et une pétition. Mais, quelle serait cette pétition ? Le texte disait : « Le Peuple veut la République Démocratique ; le Peuple veut l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, le Peuple veut l’organisation du travail par l’association. » C’était le programme même du Luxembourg. C’était la République s’affirmant énergiquement socialiste.

Cela suffisait amplement à motiver l’émoi des modérés du Conseil, qui fut grand, quand Louis Blanc et Albert commirent l’imprudence de leur annoncer, deux jours à l’avance, cette démonstration populaire. Ils sentaient avec colère qu’on voulait les intimider. Crurent-ils ou firent-ils semblant de croire qu’on pourrait bien les évincer et remplacer le gouvernement provisoire par un Comité de Salut public ? Ils agirent en tout cas comme s’ils le croyaient. Ils répandirent le bruit que les clubs et Blanqui, l’éternel épouvantail de la bourgeoisie, avaient une liste toute prête et il semble que cette liste a été en effet dressée. Ils parlèrent de la dictature de Louis Blanc. (L’idée de la dictature hantait alors toutes les cervelles). Lamartine se hâta d’avertir et de mettre sur pied toutes les forces bourgeoises dont il pouvait disposer : patrons, entrepreneurs, logeurs, jeunes gens des écoles, officiers de la garde nationale et légions de la banlieue qu’il savait dévoués à la cause conservatrice.

Mais c’étaient là des forces irrégulières, insuffisantes. Il fallait masser devant l’Hôtel de Ville la garde nationale où les ouvriers n’étaient entrés qu’en petit nombre. Or, seul, le ministre de l’Intérieur pouvait donner l’ordre de battre le rappel. C’est donc autour de Ledru-Rollin que les efforts se concentrent dans la nuit et dans la matinée du dimanche 17 avril. Il est indécis, flottant, comme les petits bourgeois qu’il représente le sont entre le socialisme et l’ancienne économie politique. Tout à coup il se décide, il court chez Lamartine, proteste qu’il ne veut pas trahir ses collègues, signe l’ordre de battre la générale.

Des rumeurs étranges courent la ville : on a pendu Ledru-Rollin, assassiné Louis Blanc ; le Gouvernement provisoire est en danger. Gardes mobiles et gardes nationaux, Barbès en tête de sa légion, se rangent devant l’Hôtel de Ville, transformé en place forte. Cependant les ouvriers sont lentement partis du Champ de Mars. Quand leur colonne pacifique et ne se doutant de rien débouche sur la place de Grève, elle se trouve en face d’un rempart de bayonnettes, insultée, arrêtée, presque étouffée par une cohue armée qui l’enveloppe. Elle entend clamer de toutes parts : « A bas Blanqui ! A bas Louis Blanc ! A bas Cabet ! A l’eau les communistes ! » Les ouvriers des ateliers nationaux, adversaires de ceux du Luxembourg, coupent en tronçons la longue file des manifestants ahuris pour la plupart de l’accueil qu’ils reçoivent. Quand ils obtiennent enfin, par petits groupes, la permission de pénétrer dans l’Hôtel de Ville avec leur offrande, c’est pour y essuyer, de la part des adjoints et d’Edmond Adam en particulier, une