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n’était pas plus épargné. Le Constitutionnel lui prêtait un déjeuner fin à Trianon et une chasse à courre à Chantilly. Un autre jour, on contait qu’il devait 25.000 francs à un orfèvre pour un achat de bijoux. Dans les villages on allait dire bientôt que le duc Rollin faisait des orgies avec deux femmes de mœurs légères, la Marie et la Martine.

C’est à cette campagne d’agressions personnelles que se rattache l’accusation qui partit contre Blanqui du camp des modérés. Dès le 22 mars, circulait de main en main et, le 31 mars, paraissait dans la Revue rétrospective dirigée par Taschereau un papier qui faisait peser sur lui le soupçon le plus capable de tuer un homme politique, celui de trahison envers son parti. C’était une pièce enlevée, disait l’avertissement, dans le cabinet de Guizot pendant la bataille et datée d’octobre 1839. Elle contenait des révélations graves sur la Société secrète des Saisons et sur les hommes qui en avaient fait partie. Cela s’intitulait : Déclarations faites par XXX devant le Ministre de l’Intérieur. Or, Blanqui était prisonnier en octobre 1839. Certains détails se rapportaient évidemment à lui. Barbès avait dit : « Il y a là-dedans des faits que, Blanqui et moi, nous étions seuls à connaître. » Il n’en fallait pas davantage pour conclure que Blanqui avait livré, dans un accès de faiblesse, d’aucuns même disaient vendu, les secrets de ses compagnons de péril.

Que valait cette incrimination ? Contre elle déposaient la pauvreté de l’accusé, son long séjour en prison, sa vie entière. Le document, non signé, n’était que la copie d’un original inconnu. Il avait la physionomie louche d’un papier de police. Le témoignage de Barbès était suspect, vu l’inimitié existant entre ces deux vétérans de l’émeute, entre ces deux premiers rôles en vedette. Les mystères de la Société des saisons pouvaient fort bien avoir été révélés par d’autres, quand on songe que dans son Comité ont figuré un policier et un futur procureur du roi. Raisons sérieuses de douter ! Mais comment transformer ces présomptions en preuves d’innocence ? Jurys d’honneur, discussions passionnées dans la presse et dans les clubs, rien n’a pu établir une vérité qui s’impose. Encore aujourd’hui les historiens sont partagés à ce propos. On attend toujours une pièce irréfutable qui fasse disparaître cet irritant point d’interrogation.

En attendant, c’était un levain de rancune, un interminable sujet de querelle jeté entre les républicains avancés ; c’était Blanqui diminué dans son autorité, dans sa sphère d’action, contraint à se défendre, à rédiger une réponse, à intenter un procès à ses accusateurs ; il disparaissait pendant plusieurs jours, négligeait les affaires publiques pour les siennes, et sa demi-abstention répondait aux espérances de ceux, quels qu’ils soient, qui avaient imaginé ce moyen cruel et sûr de le frapper en plein cœur.

Louis Blanc, visé comme lui, sentait le besoin de prendre l’offensive. Il eut le tort de s’isoler, de repousser par un silence dédaigneux les avances que Proudhon lui fit par une lettre du 8 avril. Il comptait sur les corporations pour renouveler la triomphale manifestation du mois précédent. Il avait trouvé un