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seraient désignés par le vote populaire. Quantité d’intrigues furent ourdies pour empêcher cet avènement aux grades supérieurs de personnages réputés dangereux. Tantôt les élections étaient indiquées pour une date très rapprochée, avant que les ouvriers ne fussent inscrits ou qu’ils n’eussent le temps de se concerter ; tantôt on les écartait de l’état-major par quelque manœuvre savante. De là des mécontentements, des querelles, des pétitions au Gouvernement provisoire. Malgré tout, la trouée s’opérait. Le parti avancé pouvait compter, non seulement sur Courtois, commandant on chef de la garde nationale, mais sur Guinard, qui était à la tête de son artillerie ; Barbès, Edgar Quinet, bien d’autres, étaient chefs de légion, et, dès lors, il y eut des bataillons fidèles et des bataillons suspects, qualification qui naturellement changeait de sens selon que celui qui l’employait voulait aller à gauche ou à droite. Toutefois, les plus influents et les plus unis demeurèrent les anciens qui avaient l’avantage de la richesse et d’une éducation militaire déjà éprouvée.

Toutes ces causes de dissentiment se trahirent bientôt par des démonstrations dans la rue. Les bourgeois furent les premiers à rompre la trêve des jours dorés. Dès le 9 mars, surgissait une émeute d’habits noirs. Environ trois mille négociants et financiers, partis de la Bourse, vinrent en tumulte à l’Hôtel de Ville réclamer la prorogation de toutes les échéances à trois mois ; et, comme le Gouvernement refusait, un des manifestants éclatait en paroles violentes, révélatrices des haines qui couvaient : « Vos ouvriers, disait-il, nous les renverrons de nos ateliers, nous les jetterons sur le pavé, nous leur dirons d’aller vous demander du pain, et nous verrons s’ils se contenteront d’entendre vanter leur patriotisme. » Les Écoles accouraient pour défendre le Gouvernement menacé. Chaque tentative de pression devait avoir dorénavant sa contre-partie.

Une semaine plus tard, le 16 mars, nouvelle manifestation émanant de la classe aisée. Elle est connue sous le nom de Manifestation des bonnets à poil ou des manchons… L’objet en était puéril, à ne regarder que l’apparence. Les Compagnies d’élite de la garde nationale s’étaient réunies pour réclamer un insigne dont on venait de les priver en vue de les faire rentrer dans le rang. Une caricature du temps représente une délégation d’ours bruns venant remercier le Gouvernement d’une mesure éminemment favorable à leur race. Mais, si l’on va au fond de la querelle, on y retrouve la lutte de classes qui commençait à devenir aiguë. Les riches ne voulaient pas être confondus avec les pauvres ; ils entendaient porter un uniforme qui les distinguât. C’était si bien une revendication d’inégalité que, ce jour-là, retentit un cri qui n’avait pas de rapport avec les bonnets à poil : « A bas les communistes ! » Ces mêmes hommes, soucieux de ne pas être mêlés à la racaille, avaient insulté leur commandant en chef qui s’intitulait : « le général du peuple » ; ils lui avaient arraché son épée, ses épaulettes. Maxime Du Camp avoue qu’ils avaient une vague envie de jeter par les fenêtres une partie du Gouvernement. Lamartine serait devenu bon gré mal gré le pivot de la nouvelle