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passer du socialisme français à ce qui va être le socialisme allemand.

Ainsi la Révolution de 1848 est la ligne de partage entre deux grands courants intellectuels, qui se suivent et s’orientent en sens inverse l’un de l’autre. Elle ressemble à ces cols étroits et courts qui, au passage d’une montagne, séparent la montée de la descente. Cela seul en ferait un point remarquable sur la route que parcourt l’humanité en marche ; mais ce n’est pas assez dire.

Est-il vraisemblable que les désirs de mieux-être et les volontés de bien faire qui ont fait éruption en ces années bouillonnantes, aient abouti à un avortement pur et simple ? Est-il possible qu’il ne soit rien sorti, rien resté du multiple remuement d’idées, de passions, d’intérêts qui a si rudement secoué la vieille Europe ? Comment croire à une pareille nullité de résultats ?

Le fait est que partout, dans les monarchies les plus réfractaires au changement, dans les Empires les plus autocratiques, malgré l’écrasement ou l’expulsion des novateurs, malgré le calme revenu à la surface, d’étranges frissons n’ont cessé depuis lors de frémir en la profondeur obscure des masses populaires, tandis que dans les hautes régions un vent de résurrection soufflait par intermittence sur les projets morts-nés d’une époque scellée en apparence sous la pierre du tombeau. Qu’on se remémore seulement l’introduction du suffrage universel en Prusse, l’abolition du servage en Russie, la fondation de l’unité italienne ou allemande, le développement régulier de la démocratie en Suisse, et l’on y reconnaîtra sans peine des rêves de 1848, qui, après avoir couvé silencieusement dans les cerveaux, ont germé, surgi au grand jour, et tantôt par la brusque décision d’un souverain ou d’un ministre intelligent, tantôt par l’effort opiniâtre d’une nation entière, se sont transformés en réalités vivantes. Qui donc ignore aujourd’hui que, de leur propre aveu les Ibsen, les Tolstoï et bien d’autres guides ou grands hommes du xixe siècle finissant, ont bu à la coupe enchantée que les écrivains et réformateurs du demi-siècle précédent, et parmi eux les Lamennais, les George Sand, les Pierre Leroux, avaient remplie du vin généreux de leur pensée ?

Mais, sans nous attarder à rechercher en tout pays les conséquences et les vibrations prolongées de ce qui fut jusqu’à nos jours le dernier grand mouvement international, quel sillon n’a-t-il pas creusé dans cette France même où nous l’avons vu se lancer avec tant de fougue, se briser aux obstacles avec tant de fracas et s’arrêter avec tant de rapidité !

Ce n’est pas en vain, dans le domaine politique, que, pour la seconde fois la République a revécu et succombé à un guet-apens sur le sol où elle avait passé jadis comme un ouragan. Cette renaissance était pour elle une promesse d’y reparaître avant peu et cette nouvelle mort violente un avertissement à se défier des Césars de rencontre. « Savez-vous ce que j’admire le plus, disait Napoléon Ier à Fontanes ? C’est l’impuissance de la force à fonder