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le succès. On répéterait volontiers le mot de ce contemporain de Louis XI : « Qui aura le profit aura l’honneur. » Est-ce qu’on n’a pas vu réussir, rayonner, triompher les parjures éclatants, à commencer par celui du prince-président ; les apostasies cyniques, témoin celles des soi-disant républicains devenus les ministres de celui qui tue la République ; les reniements intéressés d’idées, qui ont fait de Thiers le voltairien un clérical et de Montalembert le libéral un autoritaire forcené ? L’un est tenté de s’écrier : « Le succès seul légitime donc tout ici-bas ! » Un autre, un prince de la jeunesse, écrit à un ami : « Le droit n’est rien ; il n’y a que des passions et des intérêts… Les plus hardis le disent. Presque tous le pensent. »

Ces palinodies scandaleuses, sans compter les peureuses génuflexions devant le crime victorieux, inspirent une piètre opinion de l’homme. La France, démoralisée par le spectacle de ces fléchissements de caractère, émasculée en même temps par le bannissement de ses porteurs de flambeaux accusés d’être des porteurs de torches ; la France, compromise aux yeux des souverains et des aristocraties d’Europe pour s’être livrée à un aventurier sans gloire, déchue à la fois aux yeux des peuples pour avoir déserté son poste à l’avant-garde de l’humanité en marche vers la justice et la liberté ; la France doute d’elle-même et semble faire pénitence des généreuses initiatives et des gloires révolutionnaires de son récent passé. Vive donc la politique d’expédients et d’affaires ! Place aux hommes pratiques, aux hommes forts, comme ils s’appellent ! Arrière les visées humanitaires, les larges plans de réformes, les principes à longue portée ! Là, comme partout, plus que partout, il y a interrègne d’idéal.

La même éclipse est visible parmi les socialistes. Sans doute les réformateurs, en qui l’idée s’est incarnée et qui souffrent en exil ou en prison, sont restés tenacement attachés à leurs convictions et à leurs méthodes. Tandis que la France nouvelle du dedans est utilitaire, positive et sèche, la France du dehors demeure presque entièrement idéaliste. Mais, au lendemain des journées de Juin et du Coup d’État, il est bien difficile de parler de fraternité et d’attendre une revanche prochaine du droit par une révolution pacifique. Les candides prêcheurs de conciliation, s’il en subsiste encore, sont pour longtemps sans prise sur ceux à qui des répressions sauvages ont enseigné à quelles fureurs peut mener la haine de classe. Aussi l’influence passe-t-elle aux penseurs qui érigent en principe la lutte de classes, qui ramènent le socialisme des nuages sur la terre, qui se cramponnent à la réalité d’une étreinte opiniâtre, qui se font les champions de la science et de la force, qui envisagent l’émancipation du prolétariat par son côté matériel plus que par son côté moral, qui comptent pour l’accomplir sur la fatalité de l’évolution économique plus que sur la puissance des sentiments et des idées. En d’autres termes, c’est la victoire de Proudhon et de Blanqui sur Louis Blanc, Pierre Leroux, Considérant, et de Karl Marx sur Proudhon lui-même. C’est