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de 1848 avait été infiniment plus clémente à l’Église que la Révolution bourgeoise de 1830. Le peuple, en envahissant les Tuileries, avait rencontré un superbe crucifix d’ivoire ; un polytechnicien s’en était saisi et s’écriant : « Voilà notre maître à tous ! » il l’avait transporté, au milieu d’une foule recueillie, dans l’église la plus voisine. La scène a été reproduite à satiété par la gravure. Sur les estampes du temps, la République apparaît à chaque instant entre le Christ et un ouvrier, soutenue par un ange, encadrée d’oraisons pieuses ou de versets bibliques. Le clergé avait copieusement bénit les arbres de la Liberté, répété sur tous les tons que la devise républicaine était identique à la devise chrétienne. Des députations de prêtres allaient assurer le Gouvernement provisoire de leur dévouement ; des adhésions formelles et parfois passionnées étaient données à la France républicaine par les évêques. par le nonce du pape et, qui plus est, par le pamphlétaire sacré de V Univers, Louis Veuillot. Telle petite brochure, qui porte le titre de Catéchisme républicain, répond à cette demande : — Qu’est-ce que la République — par cette définition : — « C’est vraiment le règne de Dieu sur la terre. » On retrouve des expressions tout à fait semblables dans les écrits socialistes. Cabet prétend établir « le christianisme dans sa pureté » et se régler sur l’exemple du grand communiste Jésus. Considérant, Pierre Leroux, Louis Blanc sont des âmes religieuses et nourries de l’Évangile. Proudhon même, s’il écrit quelque part : Dieu, c’est le mal — a jeté ailleurs une prière au Dieu de l’égalité.

Il semble donc que l’accord fût aisé entre l’Église et des révolutionnaires, je ne dis pas aussi orthodoxes, mais aussi imprégnés d’esprit chrétien. D’elle à eux, il y avait de phis, pour ainsi dire, un pont. Il était fait par des démocrates chrétiens, qui étaient très sincèrement l’un et l’autre : Lamennais, passé tout entier du pape au peuple, mais resté croyant quand même, Arnaud de l’Ariège, Lacordaire, le dominicain qui fondait un journal intitulé : L’ère nouvelle et recrutait en quelques semaines 3.200 abonnés dans le monde ecclésiastique[1]. Les ouvriers savaient d’ailleurs que des catholiques (Buret, Villeneuve-Bargemont, le vicomte de Melun) avaient efficacement travaillé, côte à côte avec le docteur Trélat ou Ledru-Rolhn, à l’adoucissement de leur misère, non pas seulement par des largesses charitables, mais en réclamant des lois protectrices de l’enfant et de la femme.

Pourtant l’accord fut vite brisé pour des causes puissantes et multiples.

Il y a une logique des choses. Le catholicisme, fondé sur une sévère hiérarchie de supérieurs et d’inférieurs et devenu, au XIXe siècle, une monarchie absolue, a des affinités naturelles avec les sociétés où l’autorité se concentre en une seule personne et où la division en classes est solidement constituée. Il peut se résigner à la république et à la démocratie : il n’y est pas spontanément favorable. Puis, reposant sur le principe théocratique qui assigne à la religion la haute main sur

  1. L’abbé de la Trappe donnait les règles de son ordre comme un modèle de régime républicain et socialiste.