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ses lettres. Il est certain que la peur rouge de 1848, comme l’a baptisée Louis Veuillot, ne le cède point à la grande peur de 1789. Peur des riches qui assiègent le ministère des Affaires étrangères pour obtenir des passeports, qui enterrent leurs bijoux, portent leur argenterie à la Monnaie, passent la frontière avec leurs titres. Peur qui se propage, à la façon d’une épidémie, jusque dans les villages où le capital se cache et s’enfuit comme dans les villes. Peur qui unit, serre et agglutine entre eux tous les propriétaires, « quels que soient leur origine, leurs antécédents, leur éducation, leurs biens ». « La propriété, chez tous ceux qui en jouissaient, dit Tocqueville, était devenue une espèce de fraternité. » C’est qu’en effet tous les privilèges, qui masquaient celui de la propriété, avaient disparu et le laissaient à découvert. Les possédants ne se sentaient plus en sûreté, en voyant mis à nu et exposé aux coups le principe sur lequel reposait leur fortune. Ils s’attendaient à être dépouillés et, sans savoir sous quelle forme se ferait l’agression, ils faisaient front contre les agresseurs. Socialisme ou communisme (c’était tout un pour eux) était l’ennemi contre lequel il fallait se liguer. Mise en commun est le contraire de partage. N’importe ! Les partisans de la propriété collective étaient flétris du nom de partageux et dénoncés comme tels aux fureurs paysannes.

A côté de la propriété, proclamée sacro-sainte et intangible, on mettait sur le même autel la famille. En quoi donc était-elle menacée ? Par le divorce, dont on reparlait, par l’égalité ou, tout au moins, par l’équivalence qu’on essayait d’établir entre l’homme et la femme ? C’eût été insuffisant pour crier à son renversement, d’autant que Louis Blanc en faisait le modèle sur lequel il voulait organiser l’humanité, que Cabet en poussait le respect jusqu’à imposer la monogamie absolue à ses adeptes, que Proudhon prodiguait ses anathèmes aux tentatives d’émancipation féminine. Mais certaines sectes, certains journaux (les Communistes matérialistes et l’Humanitaire en particulier) avaient, plusieurs années auparavant, réclamé la rupture du lien familial et prêché l’amour libre. Musset avait raillé leurs théories dans ces vers bien connus :


De magistrats, néant. De lois ; pas davantage.
J’abolis la famille et romps le mariage.
Voilà. Quant aux enfants, en feront qui pourront.
Ceux qui voudront trouver leurs pères chercheront.


Le Père Enfantin, l’inventeur du « Couple-prêtre », Fourier, l’apologiste de « la Papillonne », avaient risqué sur ce sujet délicat d’étranges fantaisies. Enfin et surtout l’héritage, ciment de la famille bourgeoise, lien économique des générations possédantes, avait été attaqué par quantité d’écrivains. C’était plus qu’il n’en fallait pour qu’on pût, par une généralisation hardie, transformer tous les communistes et socialistes en hommes voulant la communauté des femmes comme des biens.

Pour la religion, on est, à première vue, étonné de la voir figurer au nombre des choses qu’il est nécessaire de protéger contre les novateurs. La Révolution