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avoir leur raison d’être dans un pays aristocratique comme l’Angleterre ; elles ont pu avoir leur place en France dans la monarchie constitutionnelle, qui, ayant besoin d’une aristocratie pour se consolider, l’avait formée comme elle avait pu en concentrant sous la domination d’un petit nombre d’hommes puissants la direction de la richesse mobilière. Mais la France, s’étant depuis lors constituée en république, étant devenue par le suffrage universel un État démocratique, il convenait de mettre sa vie économique en accord avec le principe nouveau de sa vie politique. Il était temps de renoncer à cette aliénation du domaine public qui, comme toute aliénation semblable, était un symptôme de corruption et de faiblesse du pouvoir central.

Le ministre énumérait les inconvénients graves que peut causer l’abandon des moyens de transport à des Compagnies privées : en temps de guerre, les voies et wagons indispensables à la mobilisation des troupes seraient aux mains d’administrations particulières dont plusieurs membres pouvaient être étrangers ; en temps de paix, c’était, au point de vue économique, leur remettre le pouvoir de régler la consommation et la production, de déterminer en partie la valeur et le prix de tous les objets, d’affecter puissamment le commerce par leurs tarifs, de favoriser telle région ou telle maison, de renchérir l’approvisionnement d’une grande ville, d’attirer tous les capitaux en les détournant d’entreprises plus utiles. C’était par là même, au point de vue politique, leur déléguer une part importante de la puissance publique ; créer des États dans l’État ; leur permettre, en concentrant sous leurs ordres un personnel immense, d’exercer sur les Assemblées une influence corruptrice ; et on les verrait bientôt, si on les laissait grandir, traiter avec les pouvoirs de la nation sur pied d’égalité.

Duclerc concluait qu’étant dangereuses, d’ailleurs fort embarrassées d’aboutir, elles devaient être dépossédées légalement. Ce serait un moyen de consolider la République en restituant à l’État ce qui lui appartient de droit : la libre disposition de ses voies de communication. Ce serait aussi pour les travailleurs de la besogne assurée ; pour tout le monde une promesse d’abaissement prochain des tarifs ; pour l’industrie et le commerce un reflux des capitaux vers les autres affaires paralysées par l’engouement qu’avaient suscité les chemins de fer.

On faisait deux objections principales : L’une, que c’était une spoliation ; Duclerc répondait que racheter n’est pas spolier ; que même exproprier avec indemnité pour cause d’utilité publique est encore reconnaître le droit de propriété. L’autre, que cela porterait atteinte au crédit ; et le Ministre répliquait que la mesure, n’étant ni inique, ni inintelligente, ne saurait avoir pareil effet et qu’il fallait se garder de confondre avec le crédit le jeu et la spéculation.

Le projet se terminait par une formule de rachat où les Compagnies étaient divisées en deux catégories : 16 pour lesquelles le prix des actions à