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toutes les taxes sur les objets manufacturés ; enfin l’abandon de tout privilège de pavillon.

La discussion, qui eut lieu du 26 au 28 juin 1851, fut des plus solennelles. Sainte-Beuve déclara que c’était « la plus grande question qui pût occuper les esprits à cette époque de la civilisation. » Après un discours qui remplit une séance et demie, il eut pour principal contradicteur le plus ardent défenseur des privilèges bourgeois, Thiers en personne. Les socialistes n’intervinrent pas : ils n’avaient pas de doctrine nette à ce sujet.

Les arguments de Sainte-Beuve furent : que le régime prohibitif était une atteinte à la propriété, parce qu’en renchérissant artificiellement les choses il obligeait les gens à les payer plus cher qu’elles ne valaient ; qu’en consacrant l’intervention de l’État en matière économique il donnait le mauvais exemple et une raison d’être au socialisme ; que la protection accordée aux diverses industries était fort inégale ; qu’étant d’un 1/2 0/0 à l’égard du blé elle était de 63 0/0 à l’égard du fer ; qu’elle était fort injuste, faisant de la sorte payer des primes à certaines catégories de citoyens par d’autres citoyens ; qu’elle était funeste aux travailleurs en augmentant le prix du pain, de la viande, des choses nécessaires à la vie ; qu’enfin, en empêchant la houille et le fer d’être bon marché en France, elle y tenait l’industrie dans un état d’infériorité perpétuel. Mais l’argument essentiel de Sainte-Beuve était l’exemple de l’Angleterre, l’expérience qu’elle avait faite du libre-échange et qui avait brillamment réussi. Il rappelait ce mot de Cobden dont les idées avaient alors triomphé : « Comme marchands, les Français nous sont fort inférieurs, parce qu’ils sont fort ignorants et qu’ils ont l’esprit étroit ; comme manufacturiers, ils sont tout à fait nos égaux. » L’orateur souhaitait que la France cessât de mériter le reproche en continuant de mériter l’éloge, et il concluait que l’industrie française, qui a ait pu avoir besoin de protection dans son jeune âge, était maintenant majeure et capable de soutenir la concurrence avec n’importe qui.

Thiers répondit par un long discours qui fut tour à tour railleur, hérissé de chiffres, caressant pour l’Assemblée et même pour la gauche républicaine. Il se moqua des économistes qu’il traita de « littérateurs peu divertissants. » Il qualifia de sot le fameux principe du Laissez faire, dont on avait tant joué contre les socialistes, mais que la bourgeoisie victorieuse jetait maintenant par-dessus bord ; il revendiquait pour l’État le droit d’intervenir en vue de créer aux producteurs un grand intérêt, un vigoureux stimulant : car, disait-il, « on peut se battre par patriotisme ; on ne fait pas du coton, du fer, du lin par patriotisme ». Il contesta les résultats de l’expérience tentée en Angleterre, expérience trop courte pour qu’on pût en juger la valeur ; il fit remarquer que la Russie et les États-Unis, nations jeunes et actives, étaient résolument protectionnistes ; que la France, l’Angleterre elle-même étaient devenues ce qu’elles étaient en protégeant leurs nationaux contre la concur-