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avec le progrès de la richesse générale. Il ne croit pas qu’elle puisse disparaître ; il n’admet pas qu’elle soit inique. — Proudhon se place au point de vue de ce qu’on peut appeler l’économie collective ou « sociale », comme il dit lui-même, des relations, non plus entre deux individus, mais entre la masse des consommateurs et la masse des producteurs ; et il prétend que les choses changent d’aspect, quand on considère ainsi l’ensemble d’une société. Son argumentation est celle-ci : L’intérêt a eu sa raison d’être comme l’esclavage ou le servage ; il a pu même être un progrès jadis. Il répondait aux risques nombreux que courait le capital prêté. L’histoire prouve que cet intérêt a été décroissant avec le progrès même de la civilisation amenant la diminution des risques courus. Pourquoi n’arriverait-il pas à zéro ? Il suffit que le risque disparaisse. Or il disparaît, si l’avance faite a pour garantie la société entière, si tous les prêteurs sont gagés par tous les emprunteurs devenus solidaires les uns des autres. C’est alors le crédit socialisé, mutualisé. Celui-là peut dès aujourd’hui être gratuit ou tout au moins à un taux si minime qu’il ne compte plus.

Comme on le voit, Proudhon a sans cesse défendu le principe de coopération appliqué au crédit. C’est sur ce principe qu’ont été depuis lors fondées les banques populaires en Allemagne et en Italie. Elles n’ont pas donné les résultats gigantesques qu’attendait Proudhon ; mais elles ont prouvé du moins que son idée n’était point chimérique. Une autre combinaison moderne (le Comptabilisme social de Sohvay) a montré que la circulation des valeurs peut devenir à peu près gratuite. Il y a ainsi certaines approximations du système de Proudhon qui ont réussi ; et qui donc peut dire que certaines institutions, difficilement viables en un régime capitaliste, seraient impraticables en un régime où le capital aurait perdu ses privilèges ? C’en est assez pour épargner aux conceptions positives de Proudhon le dédain qu’on ne leur ménage guère. Le grand critique fut aussi, en son genre, un créateur.

Pour en finir avec la question du crédit, il y eut beaucoup d’autres projets visant à l’organiser. On s’occupa surtout du crédit agricole. On ne compte pas moins de 50,000 pétitionnaires qui le réclamèrent et de 150 à 200 plans qui furent renvoyés aux Comités d’agriculture, de législation et des finances. La proposition Turck, de Heeckeren et Prudhomme, la seule qui fut discutée par la Constituante, est, de l’aveu même de ses auteurs, inspirée de l’école phalanstérienne. Elle veut suppléer à la rareté du numéraire et tuer l’usure dans les campagnes en mobilisant le sol et en faisant de l’État le grand prêteur pour les propriétaires obérés. Ses dispositions essentielles étaient : Émissions successives de bons hypothécaires jusqu’à concurrence de deux milliards ; cours forcé accordé à ces bons gagés par les immeubles qu’ils représenteraient. Le projet, bien accueilli d’abord, se brisa contre l’hostilité de la haute finance, craignant sans doute de voir tarir une des principales sources de ses profits ; le gouverneur de la Banque de France avait déclaré