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gler avec les chiffres, l’habile parlementaire avait commis des erreurs étranges, majoré du double, peut-être pour effrayer la bourgeoisie par l’énormité du sacrifice qu’on lui demandait, le chiffre donné par Proudhon comme produit probable de l’impôt proposé ; qu’en revanche il avait diminué à plaisir le total des revenus sur lesquels cet impôt devait porter. Il répétait que le bon marché général des produits et du crédit était un bénéfice, par cela seul qu’il stimulait l’échange et que dans tout échange vendeur et acheteur gagnent nécessairement, sans quoi l’échange n’aurait pas lieu. Il ajoutait que ce bon marché amènerait un nivellement entre les fortunes et rapprocherait de l’égalité économique, si bien que les vestes s’allongeraient en redingotes sans que les redingotes perdissent leurs pans. On lui objectait que le crédit vient de la confiance et que la confiance, ne se commande pas plus que l’amour. Il répliquait que ces réalités qu’on avait sous la main — propriétés, offres de travail, produits — valaient bien les baïonnettes pour ramener cette confiance qui ne revenait pas. Il reconnaissait que son impôt ne frappait pas tout le monde également, mais où donc était-il, l’impôt qui atteignait de façon égale toutes les catégories de la population ?

Il eût fallu des arguments autrement probants et clairs, je ne dis pas pour convertir des adversaires qui ne voulaient pas être convertis, mais pour rendre seulement intelligible et désirable à la foule cette amputation universelle que Proudhon réclamait. Mais il avait obtenu le seul succès qu’il put se flatter d’avoir ; il avait fait scandale et il avait épouvanté la propriété en la sommant de renoncer à son droit absolu d’user et d’abuser pour se transformer en un simple usufruit.

Il récidiva en saisissant la Constituante d’une seconde proposition qui ne fut pas discutée. Elle consistait à décréter d’une part un emprunt forcé et progressif de deux milliards, exigibles en quatre ans sur toute cote de contributions supérieure à 20 francs ; d’autre part la réunion de la Banque de France au domaine public. La Banque, devenue nationale, serait une banque d’échange. La combinaison reposait sur la suppression du numéraire qui allait devenir inutile. En effet, il serait remplacé par une lettre de change d’un genre particulier. Payable à vue et à perpétuité, sans distinction de lieu, de date, de personne, elle deviendrait presque l’unique monnaie ; l’or et l’argent seraient réduits au rôle que joue le billon aujourd’hui. Mais qu’est-ce qui donnerait une valeur à ce papier social ? Qu’est-ce qui le garantirait, le gagerait ? Il serait garanti par les souscripteurs de la Banque, lesquels seraient tous les producteurs et tous les négociants de la nation, qui se créditeraient ainsi les uns les autres. Il serait gagé par les produits eux-mêmes auxquels correspondrait toujours une obligation en règle. Au fond, la combinaison était analogue à celle d’où naquirent, sous la première Révolution, les assignats, qui devaient primitivement représenter des morceaux de terre. Seulement ici toutes les valeurs possibles — mêmes les offres de travail — seraient