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inutile de grands gestes et de grands cris. Ces deux résultats se produisirent en 1848. Dans certains clubs, où l’on délibère sous des piques surmontées de bonnets phrygiens, où l’on invite les citoyens à siéger en blouses, où l’on propose d’isoler et de faire mourir de faim les riches en établissant autour de leurs maisons un cordon sanitaire, les auditeurs ne sont pas longs à mettre au point ce décor truculent et ces harangues enflammées. Ce n’est pas en vain que trente ans de paix ont passé sur la France : les mœurs sont devenues plus douces et les hommes plus humains. Le caractère débonnaire des révolutionnaires de 1848 perce à travers leurs propositions les plus violentes. Les mondains et mondaines, qui s’aventurent dans ces antres, comme dans une ménagerie de bêtes fauves, pour le plaisir de sentir à la nuque un léger frisson, ne tardent guère à découvrir d’honnêtes moutons cachés sous des peaux de tigres. Médusés peut-être la première fois, ils sont vite blasés, rassurés, railleurs. Mais les habiles comprennent quelles armes empoisonnées peuvent être contre la République les propos saugrenus ou farouches d’orateurs en veine de fantaisie, et leurs éjaculations soigneusement recueillies s’en iront terrifier la province et les villages.

Il faut en dire autant des journaux à titres retentissants qui surgissent dans ces semaines d’effervescence. La Commune de Paris, le Nouveau Cordelier, le Père Duchêne, la Guillotine, l’Ami du peuple sont aux feuilles de quatre-vingt-treize, qu’ils veulent rappeler, comme des revenants fabriqués avec une tête de mort et un drap blanc pour épouvanter des âmes timorées. On les a trop jugés sur l’apparence. Qui les parcourt y rencontre souvent une modération de ton inattendue. C’est le cas, du moins, pour le Père Duchêne, « gazette de la Révolution », que dirigèrent Thuillier et Colfavru. Pour estimer l’influence de ces feuilles à sa juste valeur, il faudrait savoir combien de lecteurs chacune avait et combien de jours elle vécut. Il faudrait savoir également, pour quelques-unes d’entre elles, qui fournissait l’argent et si elles n’étaient point payées pour faire peur. Cette étude n’étant pas faite encore, il sied d’être prudent et de ne pas prendre au tragique les excès de langage qu’on peut y relever.

Au reste il s’en faut de beaucoup que clubs et journaux du parti avancé n’aient été que des boîtes à gros mots et à propositions incendiaires. Le public nombreux, qui suivait les séances de la Société centrale républicaine, dans la salle du Conservatoire de musique (et les étrangers de passage, les gens du monde s’offraient volontiers ce régal) était souvent étonné d’entendre Blanqui, avec sa voix fluette et ses mains éternellement gantées de noir, discuter en termes d’une correction parfaite, d’une précision mathématique et d’une ardeur impitoyablement contenue, les plus brûlantes questions du moment. Au Club de la Révolution, ceux qui aimaient le panache crânement porté, l’honnêteté grandiloquente, les attitudes chevaleresques se délectaient à écouter Barbès, celui qu’on nommait le Bayard de la démocratie et qui unissait dans son cœur le culte de Dieu et de Jeanne d’Arc à celui de l’égalité. A la Société fraternelle centrale Cabet, accompagné parfois du socialiste anglais Robert Owen, prêchait son communisme évangélique ;