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statu quo. Elle allait se trahir dans le gouvernement, par une lutte analogue entre la majorité et la minorité. Elle allait se manifester par un conflit de tendances violemment opposées dans les démonstrations de la rue, dans les journaux, dans les clubs, dans les élections, dans l’Assemblée, jusqu’au jour où elle aboutirait à une bataille ouverte.

Les républicains avancés, à Paris et en province, les rouges, comme on les appelle couramment depuis l’affaire du drapeau rouge, sont loin de composer un tout compact. Il y a entre eux des querelles de doctrines et des querelles de personnes. Les radicaux ne sont pas d’accord avec les socialistes, les chefs d’école se jalousent et se contredisent.

C’est dans les clubs, les journaux, les brochures, qu’il faut étudier leur activité.

Les clubs naissent par centaines au lendemain du 24 Février. Il s’en crée 250 à Paris et dans sa banlieue, rien que pendant le premier mois. Il y en a pour les hommes et pour les femmes, pour les blancs et pour les noirs, pour les Français et pour les étrangers, pour les artistes dramatiques et pour les épiciers, pour les maîtres d’études et pour les professeurs, pour les gens de lettres et pour les gens de maison, pour les étudiants et pour les ouvriers, pour les commerçants et pour les militaires démocrates, pour les francs-maçons et pour les républicains protestants. Les socialistes ont les leurs comme les modérés, les amis de l’ordre comme les amis de la fraternité. Mais l’élément révolutionnaire domine dans ces associations politiques.

Quelques-unes se décorent de noms illustres : Club des Jacobins, Club de la Commune de Paris, Club de la Montagne… On sent là le désir de réveiller les grands souvenirs de la première Révolution. Elle eut alors un rôle considérable, cette manie rétrospective, Elle fut parfois innocente. Quand on proclame la République une et indivisible, la formule consacrée ne peut que faire sourire ; quelle parcelle de la France songeait alors à se séparer du territoire national ? Pour qui n’est pas dupe des étiquettes et des apparences, les noms de Jacobins et de Montagnards, les bonnets rouges, les gilets à la Robespierre, les « Ça ira » et les « Mourir pour la patrie » ne sont guère aussi que des réminiscences littéraires, naturelles chez des hommes qu’on a nourris des hauts faits de leurs pères. Il ne faut pas oublier que Thiers, Buchez, Louis Blanc, Lamartine, Michelet, Quinet, avaient à l’envi, chacun à sa manière, grandi, poétisé, déifié les acteurs du formidable bouleversement d’où date la France moderne. Ils se dressaient au seuil du siècle comme des géants qu’on admirait trop pour ne pas chercher à les imiter. Or, l’imitation n’était pas toujours sans danger. On ne joue pas impunément à la Convention. La guerre aux tyrans n’est pas de mise à toute heure. A vouloir reproduire sans nécessité des paroxysmes d’énergie et de passion inséparables d’une situation quasi désespérée, on risque deux choses : ou de prêter au ridicule par ce qui semble une exagération puérile, une parodie d’autant plus comique qu’elle est plus sérieuse ; ou bien d’effarer les bonnes gens par un débordement