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Elle fut aggravée, en 1848, par la crise politique et, davantage encore, par la lutte sociale qui était au fond de la Révolution et mettait aux prises les deux grandes catégories de producteurs, les employeurs et les employés. Le travail se refuse ou menace. Le capital se cache ou s’enfuit. De part et d’autre méfiance, mauvaise volonté, malentendus qui aboutissent à des conflits sanglants. Après les journées de Juin, une reprise des affaires a lieu ; mais surviennent l’élection présidentielle, les élections à la Législative, l’échauffourée du 13 Juin 1849, et dans la France, ébranlée par des secousses multiples, devenue comme une sensitive qui vibre et se replie au moindre choc, chacun de ces événements suffit pour troubler les esprits et retarder le retour à la vie normale.

Ceux qui ne craignent pas le détail infini des faits peuvent recourir pour se renseigner à deux enquêteurs contemporains ; l’un, Blanqui l’aîné, qui fut le délégué officiel de l’Académie des sciences morales et politiques ; l’autre, Audiganne, qui consigna des observations personnelles dans une série d’articles dont il fit plus tard deux livres ; ils peuvent consulter aussi l’Enquête inédite dont nous avons déjà longuement parlé ; puis celle qui fut menée par la Chambre de Commerce de Paris et dont les résultats remplissent un gros volume in-folio de 1008 pages ; enfin les innombrables pièces originales qui existent dans les archives de l’État, des départements et des communes.

Mais nous ne pouvons ici que faire le tour rapide des régions manufacturières et des grandes villes industrielles, pour y constater les difficultés et les dommages dont l’industrie souffrit en 1848. Adolphe Blanqui évalue la perte subie à 10 milliards, chiffre exagéré sans doute et qui trahit l’économiste mécontent ; suivant Audiganne, la production aurait diminué de moitié environ et la perte totale pourrait être évaluée à 850 millions pour les patrons, à 312 millions 1/2 pour les ouvriers. Ce sont là des chiffres difficiles à vérifier, d’autant plus que les statistiques sont alors plus que jamais sujettes à caution. Il est sage de préférer provisoirement à ces imposantes et problématiques généralisations de menus faits plus précis. Je les glane sur toute la surface du territoire.

Le Nord apparaît frappé plus que le Midi (est-ce pour cela qu’il fut moins hostile au Coup d’État ?) et il pâtit davantage, précisément parce qu’il est plus industriel et aussi parce qu’il a été plus protégé dans l’époque précédente. Partout les industries qui avaient réclamé aide et protection, qui se reconnaissaient ainsi faibles et malades — celle du lin par exemple — sont vite à l’agonie. Après elles, les plus fortement touchées sont les industries de luxe, qui, en temps de révolution, sont toujours atteintes les premières (soieries, tapis, cristallerie, ganterie, etc). Puis viennent celles où l’ouvrier gagne le moins en temps ordinaire ; car les bas salaires prouvent déjà chez elles une certaine difficulté de vivre. A Lille, et dans son voisinage, on