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n’osa pas abroger le décret. Mais, au lendemain des journées de Juin, on pouvait sans péril revenir en arrière. Dans la première séance que tint le Comité des travailleurs après l’insurrection (le 30 juin), l’économiste Wolowski proposa l’abrogation pure et simple du décret qui limitait les heures de travail. Ses collègues, un peu effarés de cette précipitation, trouvaient la proposition peu opportune en un moment où les républicains modérés voulaient essayer de gagner ce qui restait d’ouvriers. Mais Wolowski répondait qu’il était temps que l’Assemblée nationale fît entendre la voix de la vérité — c’est-à-dire de l’économie politique orthodoxe — aux ouvriers égarés par de fausses théories et il arguait que certains ouvriers demandaient eux-mêmes qu’on leur laissât la liberté de travailler 13 ou 14 heures ou davantage, si cela leur faisait plaisir.

La proposition ne traîna point comme l’enquête. Le rapport fut déposé le 5 Juillet par Pascal Duprat. Le rapporteur était embarrassé ; car il avait parlé contre Wolowski dans le Comité. Il faisait donc des réserves ; il déclarait que l’État avait certainement le droit d’intervenir en matière économique, qu’il l’avait fait à plusieurs reprises, qu’il ne pouvait laisser épuiser la force vitale de l’ouvrier ; mais il ajoutait que le Gouvernement provisoire avait troublé les conditions normales de l’industrie en cherchant à les modifier ; qu’il avait rendu impossible la concurrence de l’industrie française avec l’industrie étrangère en un moment où la première était déjà fort atteinte ; et il concluait en faveur de la proposition qu’il avait combattue.

La discussion vint le 30 août 1848 et dura plusieurs jours. En l’absence de Louis Blanc, arraché quelques semaines plus tôt à son banc de député, pas un seul des membres du Gouvernement provisoire ne monta à la tribune pour défendre le décret qui avait été signé par eux tous. La bataille fut chaude néanmoins et l’on y vit reparaître les trois opinions qui se disputaient les esprits en matière d’économie sociale. L’une était l’opinion radicale et socialiste en faveur de ce que Pierre Leroux appela le « décret immortel » du Gouvernement provisoire. L’autre était l’opinion diamétralement opposée, celle des économistes, prêchant l’abstention gouvernementale. La troisième était une opinion intermédiaire, admettant l’intervention de l’État, mais élevant à douze le maximum des heures autorisées par la loi.

Pierre Leroux lut un long discours, moins diffus que de coutume. Il montra d’abord que le contrat passé entre un capitaliste, qui a de l’argent et qui peut attendre, et un ouvrier, qui doit, sous peine de mort, trouver une besogne immédiate, ne peut être décemment appelé un contrat librement conclu ; il soutint que l’État a le droit d’empêcher que, sous prétexte de respecter cette illusoire liberté de contrats, on ne détruise la liberté vraie ; qu’il a toujours usé de sa prérogative qui est de défendre les faibles contre l’oppression des forts, par exemple en limitant à un certain taux l’intérêt de l’argent ou en proscrivant l’emploi des enfants dans l’industrie avant un