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faut ajouter qu’en plusieurs endroits les patrons et les agents de l’autorité se montraient fort peu friands d’appeler les ouvriers à mesurer leur misère et à formuler leurs desiderata. Cependant, tant bien que mal, l’enquête se faisait. Sur 2,847 cantons, il n’y en eut que 177 qui renvoyèrent point de réponse. Mais les renseignements fournis, qui sont de valeur très inégale, suivant l’intelligence des juges de paix qui ont présidé aux dépositions ou des secrétaires qui ont tenu la plume, dormirent dans les cartons d’un profond sommeil. De temps en temps quelque député curieux demandait où en était l’enquête. On promettait d’en communiquer prochainement les résultats et l’on n’en faisait rien. Ce fut seulement au bout de deux ans et demi, le 18 Décembre 1850, qu’un rapport sur ce sujet fut enfin lu à l’Assemblée Législative. Il fut rédigé par un membre de la majorité conservatrice, Lefèvre-Durudé, et il est aussi court qu’a été long le temps employé à en ramasser les matériaux. Toutefois, pour rapide qu’il soit, il apprend certaines choses intéressantes : que beaucoup de pièces se sont égarées ; que sur 2,600 environ il n’en reste plus que 1,800 à 1,900 ; que, par malheur, les documents disparus sont les plus importants, ceux qui auraient dû éclairer sur Rouen, Lyon, Paris. J’ajoute que dans les manuscrits survivants, conservés aux Archives de la Chambre, on chercherait en vain ce qui concerne Lille, Strasbourg, Bordeaux, Saint-Étienne, des départements entiers comme ceux de la Seine-Inférieure ou du Haut-Rhin ; bref, par un hasard étrange, les centres ouvriers et les régions socialistes d’où venaient les doléances les plus vives. On est réduit, à combler, à l’aide des archives départementales et communales, comme on l’a fait pour le département du Nord, ces fâcheuses lacunes. Aussi le rapporteur, tout en signalant quelques parties de la France qui ont, à son point de vue, un mauvais esprit, peut-il se féliciter du sentiment conservateur qui se dégage de l’enquête ainsi tronquée. Avec une sérénité d’homme bien renté, il professe : Soyons religieux et moraux, et tout ira bien ; et il conclut avec désinvolture qu’il n’y a rien de bon à tirer de ces paperasses, sinon pour les grands travaux agricoles ; que les aspirations raisonnables qu’elles contiennent sont déjà satisfaites par les lois votées ou projetées. La minorité, par la bouche de Pascal Dupral, fit entendre quelques protestations. Elle signala les plaintes exprimées sur l’arbitraire existant dans les rapports entre patrons et apprentis, sur l’usure dans les campagnes ; les vœux en faveur soit de l’enseignement primaire soit des secours réguliers à organiser pour les malades. Le rapporteur répondit qu’en fait d’instruction la France pouvait revendiquer son rang parmi les nations les plus avancées ; qu’en fait de plaintes il ne fallait pas oublier celles de plusieurs régions regrettant l’état social antérieur à Février ; que, du reste, elles étaient légitimes, la Révolution ayant amené quinze mois de misère et anéanti le capital : que, pour remédier au mal, il suffisait de faire comme les gouvernements précédents qui n’avaient jamais négligé les intérêts des travailleurs.