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Quelles sont les causes de cet échec, qui peut être momentané, mais qui est indéniable ? Elles sont d’ordre intérieur et d’ordre extérieur.

C’est d’abord et avant tout le manque de gérants ayant l’expérience commerciale et administrative nécessaire à cette fonction. La classe ouvrière comptait alors plus d’apôtres que d’hommes d’affaires. C’est aussi, lorsqu’un gérant capable se révélait, tantôt la jalousie qui lui enlevait sa place, tantôt l’envie qui lui venait de s’établir à son compte et d’entraîner en partant la meilleure partie de la clientèle. C’est ensuite le manque de capitaux et de crédit empêchant les entreprises de s’étendre. C’est l’existence de fausses Associations, qui prenaient l’enseigne à la mode en gardant les procédés antérieurs. C’est parfois l’indiscipline des travailleurs eux-mêmes, respectant peu l’autorité d’associés qui étaient leurs égaux, manquant de patience et glissant dans la paresse. C’est encore la situation légale mal définie faite à ces Associations jusqu’en 1867, où fut enfin votée la loi sur les Sociétés anonymes, et l’obligation où elles furent jusque-là de se constituer de façon compliquée en nommant péniblement des mandataires responsables. C’est enfin le rêve grandiose, mais épuisant, que firent plusieurs d’entre elles d’englober peu à peu tous les travailleurs de leur corps de métier ; la nécessité où elles étaient, en conséquence, d’accepter tous ceux qui se présentaient, sans sélection, sans garantie de dévouement et de capacité ; le découragement qui s’en suivait pour les sociétaires actifs et intelligents, lorsqu’ils se sentaient noyés au milieu d’une masse inerte ou indifférente.

Les causes d’ordre extérieur furent encore plus graves. Il faut mentionner d’abord la concurrence acharnée des capitalistes, qui savent aussi s’associer et qui le font dans de meilleures conditions ; puis la mauvaise volonté des entrepreneurs qui comprennent très bien que c’est pour eux une question de vie et de mort, puisque il s’agit de supprimer leur office d’intermédiaires ; ensuite l’hostilité du gouvernement qui, se faisant l’instrument des intérêts bourgeois, agissant en gouvernement de classe, entrava par des vexations sans nombre les progrès d’une institution dont les créateurs affichaient l’intention d’arracher le prolétariat à sa dépendance économique. Les Associations ouvrières sont poursuivies, parce qu’elles menacent, suivant l’expression d’un procureur général de Lyon, « la paix de l’État ou la situation normale de l’industrie et du commerce. » « Peut-il convenir, écrit-il, de laisser le socialisme disserter en plein champ ou sur la place publique au nombre de plusieurs milliers d’affidés réunis dans une entreprise commune ? » Et les mesures de rigueur pleuvent comme grêle, avant et après le Coup d’État ; on exige des remboursements immédiats ; on arrête des gérants ; on saisit des livres de comptabilité. C’est vraiment miracle que quelques Associations aient pu survivre à de pareilles avanies.

Il subsista pourtant autre chose de l’essai peu loyal auquel l’idée fut alors soumise. Il s’en dégageait peu à peu cette vérité qui fut peut-être le plus clair