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par un apport de 4.200 fr, qui est fourni par les associés en matériel et en argent. Elle n’admet ni auxiliaires ni salariés., Les salaires ne sont pas égaux. Ils sont déterminés pour chacun par un conseil de sept membres élus, et les bénéfices sont partagés au prorata de ces salaires. C’est, au fond, un petit patronat collectif, une communauté de travailleurs indépendants, unis par un pacte que rompent la mort, la retraite, la cessation du métier. Mais il n’est permis à personne de devenir oisif en conservant des actions de la Société ; la déviation capitaliste est ainsi empêchée.

La Société se fit estimer, au point d’obtenir une médaille d’argent à l’Exposition de Paris en 1849 ; mais, quoique bien discrète et bien inoffensive, elle faillit être emportée par le Coup d’État de 1851. Le gouvernement exigea le remboursement immédiat des 10.000 francs avancés. Ce coup imprévu fut si rude que plusieurs membres, le gérant en tête, parlèrent de dissolution. Un ouvrier plus hardi sauva l’entreprise. On se saigna aux quatre veines et l’Association dura. Elle dure encore. Elle a plus d’un demi-siècle, ce qui est un âge respectable. Mais, chemin faisant, elle a étrangement atténué son caractère démocratique primitif ; elle s’est grossie d’auxiliaires, qui forment comme une plèbe ouvrière au-dessous de l’aristocratie des associés. Elle a d’ailleurs réussi modestement : elle a procuré, non l’opulence, mais une situation sûre à ceux qui en font partie.

On retrouverait des transformations analogues dans la Société des ouvriers lunetiers de la rue Pastourelle, qui, constituée le 6 août 1849 sans aide de l’État, dut quand même, en 1852, changer ses statuts et son titre d’Association fraternelle, qui sonnait mal et rappelait la Révolution. Celle-là est une des rares qui aient réussi brillamment, du moins au point de vue commercial. Car, au point de vue social, elle n’a eu d’autre résultat que de faire sortir de la classe des salariés un certain nombre d’ouvriers d’élite qui sont montés au rang de petits patrons et même d’actionnaires capitalistes. C’est évidemment un avantage pour eux ; mais leur élévation personnelle n’a pas eu de répercussion sur l’état général de la classe ouvrière.

En somme, bien que certaines Associations ouvrières, comme celles des cuisiniers, des maçons, aient fait d’assez bonnes affaires, il n’en restait plus en 1857 que 9 sur les 56 qui avaient été subventionnées. Elles comprenaient alors 101 associés en nom collectif, 60 intéressés, 192 auxiliaires. C’était une infime minorité sur les millions de travailleurs existant en France. Leur capital s’était élevé de 282.000 à 332.000 francs ; il n’avait donc augmenté que de 50.000 fr. en neuf ans. Et qu’était-ce que cette somme misérable à côté des gains formidables réalisés dans le même laps de temps par les établissements capitalistes ? L’institution ne répondit donc pas aux désirs ambitieux de ceux qui l’avaient préconisée ; et cet échec est plus frappant encore, si nous constatons qu’il n’existe plus aujourd’hui que deux des Coopératives ouvrières de production créées sous la Deuxième République (ouvriers en limes et lunetiers).