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La Commission de gouvernement pour les travailleurs se réunit, dès le ler Mars. Mais elle se constitua lentement. Louis Blanc, conformément à son principe de conciliation des classes, voulait qu’elle fût mixte, constituée de patrons et d’ouvriers. Mais il n’existait plus en France d’organisation corporative régulière. Il fallait (et c’était une résurrection d’importance singulière) en faire renaître une. Chaque profession fut invitée à nommer trois délégués ouvriers, ce qui s’exécuta tant bien que mal ; ces délégués au nombre de 242[1] et dont plusieurs étaient des femmes, désignèrent par le sort dix d’entre eux pour former un comité permanent. Le même procédé de sélection fui, quelques jours plus tard, appliqué aux patrons qui s’étaient présentés au nombre de 231. Puis dans des séances, tantôt plénières, tantôt restreintes, les délibérations commencèrent.

Louis Blanc y appela loyalement, naïvement, des hommes de tout parti connus pour s’intéresser aux questions sociales. Vidal, qui fut le secrétaire de la Commission ; Pecqueur, qui en fut un des membres influents ; les fouriéristes Considérant et Toussenel, les Saint-Simoniens Duveyrier et Jean Reynaud, prirent part aux discussions ; Wolowski, Duponl-White, Le Play y représentèrent différentes nuances de l’économie politique et y formèrent une opposition qui s’exprima plus vivement au dehors par l’organe de Léon Faucher dans la Revue des Deux-Mondes, ou de Michel Chevalier dans ses Lettres sur l’organisation du travail. Proudhon en fut écarté sans doute par le silence dédaigneux qui accueillit une lettre où il proposait à Louis Blanc une sorte d’alliance ; Cabet paraît s’être abstenu pour un motif analogue. Olinde Rodrigues, Pierre Leroux, Emile de Girardin avaient été invités à apporter leur concours ; mais ils étaient, au début du moins, absents de Paris.

Lorsqu’on relit aujourd’hui au Moniteur les comptes-rendus de cette espèce d’Académie socialiste, on admire l’éloquence qui s’y est dépensée et gaspillée, et la patience des ouvriers qui, trois mois durant, jusqu’au 27 Avril, ont fréquenté assidûment « ce laboratoire d’idées ». On comprend que Louis Blanc ait épuisé à les contenir la vigueur de sa fière et ardente petite personne, et compromis sa popularité à les leurrer de promesses sans effet. On comprend aussi que les conservateurs, entendant toujours la foudre gronder sur leurs têtes sans la voir éclater jamais, se soient vite familiarisés avec cette menace incessante et aient préparé tranquillement dans l’ombre une résistance efficace à ce socialisme bavard. Mais il est vraiment excessif, comme ils le firent et comme le font encore des historiens peu exacts, d appeler l’œuvre du Luxembourg, qui, faute de budget et de pouvoir dévolus à ceux dont elle absorba l’activité, consista presque uniquement en beaux discours et en grands projets sur le papier, une expérience socialiste manquée. Ce qui manqua surtout, ce fut la possibilité d’expérimenter quoi que ce fût.

  1. Ce nombre s’accrut ensuite de plus du double.