Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’est pas qu’il soit arrivé d’emblée à une conception nette et décidée. Certes, il est d’avis, dès le début, que le gouvernement de l’homme par l’homme est oppresseur. Mais il oscille, il flotte. Tantôt il prévoit quatre pouvoirs dans la société réformée à son gré. Ailleurs il dit que le pouvoir, dominateur de la société, doit en devenir l’esclave. Il veut le réduire à un rôle de « serviteur obéissant et subalterne. » C’est presque la formule de Louis Blanc : l’État-maître transformé en État-serviteur. Il ne revendique pas la liberté absolue ; il la veut déterminée, non arbitraire et capricieuse ; il écrit : summa lex, summa libertas, ce qui peut se traduire ainsi : Plus la liberté est réglée, plus elle est grande. Il semble que la méthode même de Proudhon dût l’empêcher de s’arrêter à une négation complète de l’autorité. En effet, si l’autorité est la thèse, l’an-archie en est la parfaite antithèse : il reste à découvrir le principe supérieur qui les conciliera. — En 1848, il est toujours hésitant ; il est représentant du peuple, il exerce ainsi sa parcelle de pouvoir ; mais peu à peu, ses aspirations anti-autoritaires se précisent. En 1849, il soutient que la constitution politique, ayant pour base l’autorité et formée par la distinction des classes, la séparation des pouvoirs, la centralisation administrative, la hiérarchie judiciaire, la représentation de la souveraineté, doit être remplacée par une constitution sociale, fondée sur le libre contrat et sur l’organisation des forces économiques, et que celle-ci doit tuer celle-là. Il déclare la guerre à trois autorités : celle du coffre-fort ou le capitalisme, celle du trône ou l’absolutisme, celle de l’autel le catholicisme. Mais il a encore des ménagements pour d’autres formes de l’autorité. Tout en attaquant le suffrage universel, il a quelques politesses à son égard et il lui accorde une importance assez grande pour que sa suppression lui paraisse un motif suffisant de révolte. Il réduit les fonctions du pouvoir à protéger le droit acquis et à maintenir la paix, mais il lui concède ainsi la police de la société. Il se borne, en somme, à ce moment, à vouloir transporter du gouvernement à l’ensemble des citoyens la force publique, et quand il développe à son tour sa petite utopie, il met l’élection partout dans la cité de ses rêves : Élection des prêtres par les fidèles, des juges par les justiciables, des officiers par leurs subordonnés, des instituteurs par les conseillers généraux et municipaux, des ministres par les fonctionnaires des différents services auxquels ils devront présider. Il veut que les frais de douane soient supportés par ceux qui en profitent, les industriels et les commerçants. Pourtant, au sommet, il maintient une assemblée nationale, chargée de vérifier les comptes, de faire les lois, de fixer le budget, de juger les différends entre les diverses administrations. On peut dire qu’il disperse, divise, mutualise l’autorité ; il ne la supprime pas encore.

C’est seulement en 1851 qu’il conçoit et prêche l’anarchie pure. Il veut remplacer la centralisation des pouvoirs politiques par la centralisation intelligente et libérale des forces économiques. Il veut, dit-il, en d’autres