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vraie, pour détruire la suprématie du riche qui possède les instruments de travail sur le pauvre qui doit attendre de lui la permission de travailler, il faut citer Louis Blanc, Vidal, Pecqueur, Pierre Leroux et, côte à côte, leurs adversaires avérés, Blanqui et Marx. Les deux derniers croient même nécessaire une dictature du prolétariat pour briser la tyrannie du capital.

Cabet occupe là une position spéciale. Il est à la fois très étatiste, en ce sens que, comme Rousseau, il soumet l’individu tout entier à la communauté et très enclin à se passer de l’État, puisqu’il entend que les Icariens se tirent d’affaire tout seuls ; il demande seulement qu’on les laisse libres de fonder en pleine campagne, sur un terrain acheté par eux, une communauté ascétique autant qu’égalitaire où le vice, la misère et l’ignorance seront combattus par l’association. Il ne réclame que le droit d’exister pour cette espèce de couvent laïque. Ne trouvant pas en France les facilités nécessaires à cette expérience, il la transporte en Amérique. Le 3 février 1848, une avant-garde de 69 Icariens partaient pour le Texas, où un million d’acres leur étaient concédés sur les bords de la Rivière Rouge, D’autres équipes suivaient bientôt. Périlleuse aventure ! Ces ouvriers français tombant soudainement en un pays inculte et malsain, abandonnés par le médecin et l’ingénieur de la troupe, croyant à la mort de Cabet retenu en France par la Révolution, quittent à la débandade leur campement de pionniers et reviennent à la Nouvelle-Orléans où ils sont décimés par la misère et la maladie. À ces nouvelles, Cabet, sous le coup d’une condamnation politique, part en secret de Paris le 13 décembre et rejoint ses disciples. Sur les 485 qui sont partis successivement, les uns, dégoûtés du Nouveau-Monde, regagnent leur patrie avec 20,000 francs qu’on leur donne pour leur voyage. Les autres, au nombre de 280 et n’ayant guère que 30,000 francs de capital, se baptisent soldats de l’humanité et s’en vont avec leur maître occuper, dans l’État d’Illinois, à Nauvoo, un terrain jadis habité par les Mormons. De 1849 à 1851, Cabet qui les guide se voue tout entier à l’organisation de la colonie. Il fait voter une Constitution qui fonctionne dès 1850 et qui, révisée, est acceptée à l’unanimité le 4 mai 1851. C’est là qu’on voit bien le caractère d’une entreprise qui mérite qu’on s’y arrête ; car l’utopie cette fois s’est efforcée de devenir réalité.

Cabet, en transplantant la devise républicaine, la transpose ; la Fraternité passe au premier rang, et la Liberté au dernier. Il y ajoute l’Unité et la Solidarité, ce qui indique son désir de tenir étroitement serrés les membres de la société. La Constitution de cet État en miniature comprend 183 articles qui en règlent la vie politique, religieuse, civile et économique. Le suffrage universel est à la base ; les femmes y ont voix consultative sur toutes les affaires et voix délibérative sur toutes celles qui les concernent spécialement. Les six gérants élus ont les pouvoirs les plus étendus, surtout leur Président qui dirige les services publics, l’imprimerie y compris : la