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suivantes recueillent et peu à peu réunissent, on ne peut se défendre d’une émotion respectueuse devant cette fièvre d’activité. Êtes-vous jamais entré dans une fonderie au moment où le métal bouillant jaillit en coulées étincelantes des creusets qu’on vient d’ouvrir ? Dans la vapeur blanche, dans la fumée rousse, des flammes montent ; des crépitements, des sifflements retentissent ; des bruits étranges, monstrueux sortent des profondeurs du sol ; des figures humaines, demi-nues et haletantes, s’agitent comme des démons dans la fournaise ; on croirait avoir pénétré dans quelque recoin de l’enfer légendaire ou surpris le mystérieux travail d’un volcan en éruption. On éprouve une impression du même genre en présence du chaos apparent où un monde en formation et un monde en agonie se heurtent, se combattent, s’amalgament dans le fracas et le tumulte. Mais, de même que les ruisseaux de métal s’arrêtent et se figent en formes rigides au fond des moules préparés pour les recevoir, de même la fougueuse coulée des passions, des idées, des événements s’apaise, se refroidit, et, vue à la distance d’un demi-siècle, dessine de grandes lignes où l’œil découvre une signification, une logique, une harmonie, une beauté inattendues.

Pour faire l’histoire de cette évolution économique et sociale, qui est le cœur du mouvement de 1848, il faudrait pouvoir analyser les différents groupes qui ont agi sur elle tantôt dans le même sens, tantôt en sens contraire, groupes flottants, groupes incessamment transformés sous l’influence des événements extérieurs, mais unis provisoirement par des liens matériels et moraux qui sont ou des intérêts ou des souvenirs, des traditions, des préjugés communs ; il faudrait connaître pour chacun d’eux la masse qui en faisait le corps et l’état-major qui en était la tête, surtout les tendances dominantes qu’il révélait par ses écrits, ses paroles et ses actes. Faute de l’espace et du loisir nécessaires pour dresser cette carte détaillée des forces qui s’entrechoquent en cette période orageuse, nous en tracerons une rapide esquisse, cadre imparfait que les historiens futurs pourront corriger et compléter.

Au point de vue d’où nous les considérons maintenant, les hommes de la Deuxième République se divisent en trois groupes essentiels. Au premier rang de ceux qui désirent des changements sont les socialistes. Ce qui les caractérise c’est qu’ils veulent une refonte totale de la société, un nouvel ordre social, qui, en associant les hommes et en socialisant les choses, abolirait le salariat, dernière forme de la dépendance des travailleurs, universaliserait la propriété, supprimerait le classement héréditaire en pauvres et en riches. Mais, dans cette communauté d’aspirations, que de divergences ! Les penseurs, qui sont à peu près d’accord pour critiquer ce qui existe, sont en plein désaccord sur le reste. Chacun d’eux s’est fait son système. On marche ensemble pour démolir ; on se querelle, dès qu’il s’agit de reconstruire. Les écoles dégénèrent en véritables sectes qui se dénigrent et s’excommunient ; et le conflit perpétuel où leurs chefs gaspillent le meil-