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sérieuse, avec un prolétariat très inégalement développé dans les campagnes et dans les villes, au milieu de systèmes exclusifs et contradictoires, obligée de résoudre d’urgence le problème du paupérisme, alors que la solution du problème politique eût été pour elle une tâche suffisante. À ne considérer que ce dernier, les républicains avancés, par tradition centralisatrice, les républicains modérés, par peur du socialisme, firent à l’envi le lit de la monarchie, et les monarchistes continuèrent en faisant celui du pouvoir absolu. Mais ce pouvoir personnel s’installait dans une situation paradoxale et contradictoire, dans des conditions d’équilibre instable entre la bourgeoisie et la classe prolétarienne. Celle-ci, si naïve et ignorante qu’elle fût encore, demeurait une puissance qu’il fallait ménager ; elle gardait, en effet, le suffrage universel, instrument de ses progrès futurs et organe de sa souveraineté. Ainsi une épave échappait au grand naufrage politique ; et dans l’œuvre économique et sociale accomplie ou tentée, il restait aussi, malgré les insuffisances ou les fautes que nous allons voir maintenant, des promesses et des germes d’avenir.


DEUXIÈME PARTIE


L’ÉVOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE



CHAPITRE PREMIER


TROIS GROUPES AU POINT DE VUE SOCIAL. — SOCIALISTES. — INTERVENTIONNISTES. — PARTISANS DU STATU QUO.


Une légende savamment entretenue n’a longtemps voulu voir dans les hommes de 1848 que des rêveurs sans portée, des poursuiveurs de chimères, des inventeurs d’utopies plus ou moins extravagantes. La vérité est que la Deuxième République française ressemble à la Semeuse qui, sur nos monnaies actuelles, représente la France républicaine et jette à la volée dans le creux des sillons le grain d’où naîtra la moisson de justice et de bonheur. Quelques-unes des semences qu’elle a répandues sans compter étaient stériles et vides et elles ont séché là où elles étaient tombées ; mais beaucoup étaient riches de vie et d’avenir : elles ont germé, pris racine dans la terre, porté des fleurs et des fruits qui achèvent de mûrir au grand soleil. La Révolution de Février qui paraît aux gens à courte vue n’avoir abouti qu’à un avortement fut ainsi une Révolution-mère dont la fécondité n’est pas encore épuisée.

Quand on regarde de près les mille projets qui bouillonnent alors pêle-mêle dans l’Europe secouée de fond en comble, les vastes conceptions qui sortent du néant, s’ébauchent, se brisent en morceaux que les générations