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Mais rien ne révélait mieux le dissentiment existant parmi les membres du gouvernement. Où la majorité disait : charité, la minorité répliquait : justice. La politique du gouvernement provisoire sur la question du travail tient tout entière dans cette opposition.



CHAPITRE II


L’ACCUEIL FAIT A LA RÉPUBLIQUE en FRANCE ET A L’ÉTRANGER


J’ai montré les premiers symptômes de la lutte des classes au lendemain du 24 février ; mais le tableau serait incomplet et faux, si je ne faisais voir la contre-partie, l’union apparente des classes dans ce matin ensoleillé de la deuxième République.

Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu au monde éclosion plus luxuriante de rêves fraternels et d’enthousiasmes candides que dans le printemps précoce et chaud de l’année 1848. Le peuple de Paris, peuple théâtral, s’il en fut, peuple ami des spectacles qui parlent aux yeux et du drame palpitant qui parle au cœur, fut pris d’une ivresse de bruit, de mouvement, de vie. On l’eût dit frappé d’un coup de soleil qui exaltait toutes les têtes.

Quel changement aussi en quelques heures ! Toutes les libertés conquises à la fois ! Liberté de tout imprimer et de tout afficher ! Liberté de se réunir et de discourir en public sur tout sujet ! Liberté de s’associer et de voter des ordres du jour en des diminutifs d’assemblées législatives ! Liberté de dérouler dans les rues de pittoresques cortèges aux bannières flottantes ! Liberté d’entonner à gorge déployée « la grande Marseillaise » et ce Chant des Girondins, qui, par une transposition très parisienne, sort soudain du théâtre pour entrer dans l’histoire ! En tout cela une fraîcheur et une douceur d’aurore. Chez les vainqueurs une foi naïve en la naissance d’une ère nouvelle. Une volonté arrêtée d’en être dignes. Une bonté large rayonnant sur tous les opprimés et aspirant à leur porter la délivrance. Un épanouissement superbe de fraternité. Il semble que l’on nage dans une mer de lait. Ceux qui trempèrent alors leurs lèvres dans le breuvage enchanté de l’illusion en ont gardé, durant toute leur existence, la saveur grisante et le regret attendri, même quand au fond de la coupe ils avaient bu l’amertume et le dégoût. On pourrait définir la Révolution de 1848 : le romantisme en politique. Ce fut un déchaînement lyrique des imaginations, une débauche d’idéalisme. Il est naturel qu’un poète, comme Lamartine, soit un de ses conducteurs et qu’il dise dans une réponse aux étudiants : « Nous faisons aujourd’hui la plus sublime des poésies. »

Ce qui permet ce vagabondage dans l’azur, c’est la trêve, disons mieux, l’évanouissement momentané des partis. Louis-Philippe s’est piteusement enfui