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gerait sciemment le capitaine ; par une savante politique de bascule, il s’arrange de façon à avoir pour lui, tantôt la droite réactionnaire, tantôt la gauche républicaine. Un de ses premiers soucis fut de désarmer l’Assemblée. C’est d’abord le commissaire spécial chargé de veiller à la sécurité de celle-ci qui fut compromis, ridiculisé, obligé de se démettre pour avoir dénoncé une trouble affaire de complot bonapartiste. Puis on s’en prit à Changarnier. Il était l’homme du parti de l’ordre. Louis Bonaparte avait bien essayé de le gagner en lui offrant le bâton de maréchal, voire l’épée de connétable. Mais Changarnier préférait travailler pour le roi, peut-être pour lui-même, et il avait laissé entendre que, si le Président venait à tenter un coup de force, il l’expédierait à Vincennes dans un panier à salade. Il interdisait le cri de : Vive Napoléon ! Il se croyait assuré contre toute disgrâce par l’appui de la majorité royaliste. Brusquement il était destitué (10 janvier 1851) ; la majorité impuissante laissait faire et la minorité qu’il avait maltraitée, bravée, bafouée mainte et mainte fois, ne savait si elle devait être satisfaite ou mécontente, « L’Empire est fait », s’écriait Thiers, épouvanté de la puissance qu’il avait tant contribué à grandir.

Allait-il s’établir légalement ? L’article 45 de la Constitution décidait que le Président n’était rééligible qu’après un intervalle de quatre années. La date de 1852 était suspendue sur la tête de Louis Bonaparte comme une épée de Damoclès. Il fallait, ou qu’il partît, ou que la Constitution fût révisée. Dès l’année 1850 une campagne fut entamée en faveur de la révision. Elle réussit mal d’abord. Mais elle fut reprise avec énergie par Léon Faucher, de nouveau ministre depuis le 10 avril. Tout était perdu, si le prince quittait la Présidence. Ce serait le signal des pires catastrophes. Dans l’espèce d’ébranlement nerveux dont souffrait alors la France, il n’en fallait pas davantage pour susciter des vœux de Conseils généraux et des pétitions nombreuses, qui, sollicitées par les agents du pouvoir arrivèrent souvent avec des demandes de secours, de places, de décorations. La question de la révision, ainsi posée devant le pays, le fut aussi devant l’Assemblée, dès qu’elle put l’être, c’est-à-dire dès le 28 mai 1851, commencement de la dernière année où devait siéger la Chambre. La révision pouvait être partielle, se borner à la prorogation des pouvoirs présidentiels ; elle pouvait être totale, mettre en discussion la forme même du gouvernement. Les républicains, très sagement, s’opposaient à cette refonte complète. Avec eux marchait un certain nombre d’Orléanistes, qui trouvaient qu’une République pourvue d’institutions monarchistes et censitaires se prêtait admirablement à la domination de la classe bourgeoise ; ceux-là se seraient fort bien accommodés de la présidence de Thiers, de Changarnier ou du prince de Joinville. Mais les partisans de « la fusion », légitimistes purs et orléanistes ralliés au Roy, avec eux les bonapartistes et quelques catholiques, dont Montalembert, voulaient effacer du sol l’œuvre de la Constituante ; et ils étaient assez nombreux pour