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unissent tous les membres de la République. Renan, dans l’Avenir de la Science qu’il écrivit alors, mais qu’il gardera prudemment en portefeuille durant quarante ans, lie la fortune des théories nouvelles au développement scientifique. Ainsi fait le docteur Guépin, de Nantes[1] ; le socialisme est pour lui « l’avenir prochain de l’humanité et la science qui doit y conduire ». Il trouve cette belle parole : « Il faut que la science se fasse peuple ; ». Il prévoit le percement des isthmes de Suez et de Panama et il écrit : « Les voitures à vapeur devront s’emparer avant peu des routes ordinaires. » Louis Ulbach incarne l’ouvrier fileur de l’Aube en la personne de Jacques Souffrant, une simple variété de Jacques Bonhomme, et, dans une série de lettres qu’il lui adresse, il raille les Tartufes de vertu et de piété ; il se moque des réformettes que l’Assemblée législative votait alors sous l’impulsion des catholiques ; il prédit l’étonnement de la postérité, quand elle lira que, vers la moitié du XIXe siècle, une partie de la nation française fut atteinte de la rage et dut être muselée, parce que, sous couleur de socialisme, elle voulait piller, égorger, se repaître de sang. Il emprunte à Louis Blanc la définition de la politique : « L’art de conduire les hommes au bonheur par la justice », et il conclut, avec le Louis Bonaparte d’avant 1848, qu’il faut faire en sorte qu’on puisse dire un jour : « Le triomphe des idées démocratiques a détruit le paupérisme. » En vain Deschanel est-il destitué, Michelet suspendu, Ulbach poursuivi. Cette propagande fait à Paris et en province des progrès qui sont attestés par les élections municipales et les rapports des procureurs généraux. Aussi, pour les gens d’ordre, républicain devient-il alors à peu près synonyme de socialiste.

Ce n’est pas à dire que la politique d’abstention provisoire domine sur tous les points du territoire. En plusieurs endroits des sociétés secrètes, c’est-à-dire des sociétés politiques non autorisées, ont un programme d’où l’idée de violence n’est pas exclue. A Paris, on poursuit tour à tour la Némésis, le Tribunal Révolutionnaire, le Comité de résistance. A Lyon, à Béziers, à Agen, à Oran, on découvre des complots dont on fait grand bruit, mais qui, devant la Cour d’assises, se réduisent à des essais d’entente pour la défense de la République. Gent et quelques autres sont cependant condamnés sévèrement. Dans les départements ces tentatives de fédérations républicaines s’appellent la Nouvelle Montagne, l’Union des Communes etc. On retrouve ça et là des carbonari et des conciliabules dans les bois ; les Hommes libres sont signalés dans la Bresse, les Bons cousins dans le Doubs, ailleurs les Invisibles et les Enfants de Lyon. Dans beaucoup de villages du Midi, il existe des chambrées, où l’on n’est admis qu’avec initiation, serments, mots de passe et signes mystérieux. Marianne est souvent le nom que porte la République pour les initiés. Le droit au travail et le suffrage universel reviennent à chaque instant parmi leurs revendications. Les rapports des

  1. Le socialisme expliqué aux enfants du peuple, Paris 1851.