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par être rassemblés, pêle-mêle, des condamnés de la Haute-Cour, des insurgés de Lyon, de Limoges, de Marseille, de Paris, dont beaucoup arrêtés sans jugement, les prisonniers ont beau être parqués sous les feux croisés de deux batteries d’artillerie, gardés par une garnison de 1,100 soldats et de 40 gendarmes ; ils se refont une vie publique ; chantent des chœurs républicains ; créent une sorte de forum avec une tribune ; fondent un journal socialiste qu’ils jettent à leurs gardiens ; célèbrent le 24 février par un banquet où flotte le drapeau rouge ; élèvent, après l’exécution des meurtriers du général Bréa, un grand catafalque en leur honneur et jurent de les venger ; inventent l’ordre du « boulet », dont les insignes se composent d’une chaîne de fer et d’une balle de plomb qui se portent à la boutonnière et rappellent l’envoi des camarades au bagne. De temps en temps ils réclament contre la discipline ou la mauvaise nourriture qu’on leur impose ; insultent ou séduisent leurs gardiens ; les traitent de « soldats du pape » ou les convertissent à leurs idées. Un jour ils brisent des palissades, dévastent un dortoir, mettent le feu aux débris ; il faut des charges à la baïonnette pour calmer cette petite émeute ; après quoi les meneurs sont traduits devant la cour d’assises de Lorient, défendus par les meilleurs avocats du parti démocratique, acquittés par le jury, puis transportés, par ordre du ministère, en Algérie. La France est sillonnée en ce temps-là de voitures cellulaires qui emmènent ainsi à des destinations lointaines de mystérieux voyageurs. Cependant, parmi ceux qui restent il y a des essais communistes ; des cours de science et d’économie sociale ; des représentations dramatiques ; des querelles aussi entre Blanquistes et Barbèsistes, entre les aristos ou mastics et les purs ou rigides ; des mises en quarantaine de tel détenu qui passe pour un mouchard, Huber par exemple ; des intermittences de sévérité où l’on tire des coups de feu sur ceux qui se montrent aux fenêtres des chambrées, où l’on intercepte des lettres, vole des papiers, met au cachot les récalcitrants ; puis des périodes d’accalmie où les enfermés se procurent d’humbles et touchants plaisirs en se donnant l’illusion de l’espace libre, en élevant au milieu de leur préau une butte d’où l’on voit la mer. De là s’envolent aussi des pages frémissantes où respire la farouche énergie de ces âmes obstinées dans leurs convictions comme dans leurs ressentiments. Ces hommes, retranchés du monde des vivants continuent à se battre, comme faisaient dans les antiques mythologies les ombres des héros morts. Blanqui, du fond de sa cellule, attaque encore ceux qu’à Paris il avait en vain pressés d’aller de l’avant.

On peut suivre le contre-coup de ces divisions parmi les réfugiés français d’Angleterre, que les Anglais appellent « les grandes barbes ». Londres est alors la ville hospitalière où ont abordé les plus illustres naufragés de la révolution continentale. Ils forment là une sorte de gouvernement révolutionnaire en espérance, un véritable comité européen qui aspire à réunir entre ses mains tous les fils d’une vaste conspiration englobant toutes les