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aux mains d’un chef à la fois militaire et populaire, qui profite de la lutte des classes pour les ranger impartialement sous le joug niveleur de son despotisme, leur impose une trêve et leur donne en compensation de la liberté quelques années de calme superficiel. Les cités grecques avec leurs tyrans, Rome avec les premiers empereurs, les républiques italiennes du moyen-âge fourniraient mille exemples de cette marche des choses.

Le parti césarien avait, de plus, la chance d’avoir un chef qui vivait en France, qui était prédisposé à son rôle par son nom, par ses traditions de famille, par son propre passé, qui enfin était déjà plus qu’à moitié en possession du pouvoir. La majorité conservatrice avait cru d’abord avoir en Louis Napoléon Bonaparte un instrument docile. Il s’était fait tout petit, tout modeste, presque insignifiant. Plus habile à écrire qu’à parler, silencieux par tempérament, sans doute aussi par habitude de prisonnier et d’exilé, ce personnage flegmatique et blême, qui était peut-être à demi-hollandais d’origine, passait son temps dans les conseils des ministres à fabriquer des cocottes en papier. Il avait été baptisé par Changarnier « un perroquet mélancolique ». Mais derrière son front étroit, ses yeux ternes et opaques, il cachait une pensée personnelle et une volonté tenace.

Il était profondément entêté de sa mission bonapartiste. Il se considérait comme un homme providentiel. Il avait une foi superstitieuse en son étoile. Neveu de César, il se croyait prédestiné à être César lui-même et il se laissait aller avec une sérénité fataliste au mouvement qui l’emportait vers une haute fortune. Amalgamant en lui des idées empruntées à Napoléon Ier et de vagues aspirations socialistes, à la fois terre à terre et chimérique, il détestait et méprisait, comme son oncle, les assemblées parlantes, et il rêvait une démocratie césarienne, où le bruit des discours et l’agitation de la liberté seraient remplacés par le silence d’une bourgeoisie gorgée d’affaires et d’un peuple saturé de bien-être. Pour en arriver là, point de scrupules ; une absence complète de moralité politique. Peu délicat dans le choix de ses amis, de ses maîtresses, de ses moyens d’action, capable d’ailleurs de s’attacher les gens par son humeur facile, ses manières simples, sa reconnaissance des services rendus, il était pressé par les dettes qu’il avait contractées au cours de sa vie vagabonde, et les Tuileries lui paraissaient un bon refuge contre la prison de Clichy. Son entourage, comme lui et plus que lui, poursuivi, taré, acculé aux pires extrémités, voyait son salut dans une opération qui lui livrerait la France en proie. Or, Louis-Bonaparte était homme à couver longtemps un dessein, puis à le faire éclater brusquement dans une tentative aventureuse. Comme il l’avait prouvé dans les deux échauffourées de Strasbourg et de Boulogne, il avait au fond de lui le goût des complots, des coups de tête et des coups de force ; et autant il semblait hésitant, indécis, tant qu’il en était à la période de préparation,