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des numéros déjà lus. Le roman-feuilleton était soumis à un timbre supplémentaire. Pourquoi aussi les électeurs de la Seine avaient-ils nommé Eugène Sue ? C’en était fait de la feuille démocratique à un sou et du roman de propagande. Les chiffres font apparaître avec un relief saisissant la décadence subite de la presse. En 1849, le nombre des journaux et imprimés transportés par la poste avait été de 146,528,000 et le produit des taxes payées pour ce transport s’était élevé à 4,300,000 francs. En 1851 l’un et l’autre étaient environ quatre fois moindres (33,968,000 et 1,000,000).

La pensée indépendante, ainsi étouffée dans le journal, aurait pu se faire jour par le théâtre. On l’avait laissé vilipender les socialistes. On lui avait permis de mettre en scène Erostrate, fondant une Banque du peuple où l’on « fraternisait » l’argent des naïfs, et Songe-Creux, muni d’une longue queue avec un œil au bout, et il eut fallu être aveugle pour ne pas reconnaître là Proudhon et Considérant. On avait entendu chanter au Vaudeville, avec des couplets en l’honneur de Louis Napoléon, ce conseil politique qui était pour le moins superflu :


On peut perdre la patrie
Par la modération.


Léon Faucher allait fonder bientôt des prix de vertu pour les pièces défendant la famille et la propriété, et interdire Mercadet, la Dame aux Camélias ; mais, en attendant, le public avait applaudi les chemises rouges des Garibaldiens dans un drame qui découpait en tableaux l’expédition de Rome et il avait paru prendre goût aux tirades révolutionnaires dont l’honnête Ponsard n’avait pas pu ou voulu purger sa Charlotte Corday. Puis, Lamartine choisissait pour héros Toussaint Louverture, un briseur de chaînes, un esclave révolté. Cela ne pouvait s’admettre. La censure était rétablie (30 juillet 1850).

Pour peu que les républicains eussent voulu bouger, l’Assemblée aggravait les peines qui devaient frapper toute tentative de rébellion (Loi du 8 juin 1850). Elle ordonnait la déportation dans une enceinte fortifiée pour tous les cas où la peine de mort avait été abolie. Sans faire de distinction entre le crime de droit commun et « le plus incertain de tous les délits », le délit politique, impitoyable pour des gens qui pouvaient être des vaincus autant et plus que des coupables, elle ajoutait l’emprisonnement dans une forteresse au bannissement dans un coin perdu de l’Océan, aux Iles Marquises. « Vous voulez, disait Victor Hugo, faire cette chose sans nom qu’aucune législation n’a encore faite, joindre aux tortures de l’exil les tortures de la captivité, multiplier une rigueur par une cruauté. » C’était, disaient encore les orateurs de la gauche, la mort lente, obscure, à 4,000 lieues du pays natal ; la mort compliquée de supplice dans un cachot qui serait un tombeau, et, qui pis est, la mort sous un masque, la guillotine sèche. Cependant on raffine encore. Rouher ne veut pas qu’on accorde à la femme et aux enfants des