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trois millions d’électeurs[1] dont les deux tiers étaient des campagnards. Mettons qu’il exagère un peu ; mais Guizot lui-même estimait qu’on était allé trop loin ; Odilon Barrot exprimait des inquiétudes. Elles étaient légitimes. Cet abus de pouvoir rendait irrémédiable la rupture entre le peuple et l’Assemblée. Ce coup d’État bourgeois était surtout pour le prince-président une leçon et une espérance. Il lui enseignait, si tant est que cet enseignement fût nécessaire, à se moquer de la Constitution. Il lui fournissait un merveilleux moyen d’action et de popularité pour le jour ou il voudrait attaquer la majorité. Le gouvernement fit le mort pendant la discussion. Les familiers du prince évitèrent de se compromettre dans cette œuvre de mesquine rancune. Lui-même se tenait dans une réserve qui aurait dû faire songer. — Une de ses amies, Mme Cornu, lui disait à ce propos : « Je ne puis croire que vous, fils du suffrage universel, vous défendiez le suffrage restreint. — Et il répondait : — Vous n’y comprenez rien. Je perds l’Assemblée. — Vous périrez avec elle, répliquait l’interlocutrice. — Pas du tout. Quand l’Assemblée sera au-dessus du précipice, je coupe la corde. — Paroles peut-être imaginées après coup, mais vraisemblables, et en tout cas exprimant avec précision la tactique que le Président allait suivre.

Cette loi n’avait pourtant pas encore épuisé la fureur réactionnaire de l’Assemblée. Le 6 juin, elle en adoptait une autre qui prorogeait d’un an les mesures votées contre les clubs, et qui en étendait les dispositions aux réunions électorales, « qui seraient de nature à compromettre la sécurité publique ». Ce n’était pas encore assez d’empêcher les électeurs de délibérer, si l’on n’empêchait leur opinion de se former librement. La presse était reprise à son tour dans l’engrenage du moulin broyeur. Au cautionnement rétabli de façon définitive s’ajoutait l’obligation de la signature pour tout article de discussion politique, philosophique ou religieuse. Le journal, interprète d’un parti, organe anonyme d’intérêts collectifs, se transformait ainsi en un instrument de vanités et d’ambitions individuelles et mettait l’écrivain à la discrétion du pouvoir. Son autorité, quoi que pût en penser la gauche qui vota cette disposition, en était étrangement diminuée. Sa vitalité aussi était compromise, non plus seulement par la nécessité du cautionnement, mais par l’obligation de verser dans les trois jours la moitié du maximum de l’amende encourue, chaque fois qu’après une poursuite intentée un nouvel article était incriminé. Puis, charge plus lourde, le droit de timbre était imposé à tout écrit périodique ayant moins de dix feuilles, même s’il venait de l’étranger ; on frappait ainsi la revue et la brochure qui pouvaient émaner des proscrits. Les frais de poste étaient augmentés pour les journaux expédiés par toute autre personne que l’éditeur ; on entendait ainsi rendre plus difficile aux particuliers l’envoi dans les campagnes

  1. Les tableaux officiels « constatent qu’au 13 mars 1849 le nombre des électeurs inscrits était de 9,618,057, et qu’après la loi du 31 mai il descendit à 6.809,281.