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que, pour sortir de la Constitution où les républicains prétendaient enfermer leurs ennemis, on avait cherché et trouvé « l’issue du domicile ». L’honneur de la découverte revenait, paraît-il, au duc de Broglie. Thiers eut un mot plus caractéristique encore, et qui laissait voir en plein l’orgueil intraitable des « classes éclairées », comme on disait alors. Il flétrit du nom de « vile multitude » les millions de Français qui allaient se trouver chassés du scrutin. Montalembert avait dit encore : « Nous avons pour nous la force et la loi. » — Thiers ajouta : « Violez par l’insurrection la loi que nous faisons et vous verrez alors ce que nous ferons. »

L’émeute qu’on semblait appeler ne vint pas. La minorité provoquée, bafouée, impuissante à faire passer l’amendement même le plus modéré, se vengeait par l’ironie, l’arme des faibles. Elle proposa que les individus déclarés indignes de voter fussent aussi déclarés indignes de servir dans l’armée et de payer les impôts indirects. C’était une façon de faire ressortir combien il est injuste d’imposer des devoirs civiques à des gens qu’on prive des droits corrélatifs. Mais il s’agissait bien de justice et de raison ! Léon Faucher faisait poursuivre comme des coupables les pétitionnaires réclamant le maintien du suffrage universel. Une partie des légitimistes, qui, avec de Genoude et La Rochejacquelein, en avaient demandé l’établissement sous Louis-Philippe, voulurent obtenir qu’on ménageât du moins les paysans pauvres, qu’on inscrivît sur la liste électorale ceux qui figuraient sur la liste des indigents. Mais, quoique la loi fut dirigée surtout contre la démocratie urbaine, la démocratie rurale commençait aussi à être suspecte à la bourgeoisie. Elle ne trouva pas grâce et, lorsqu’on en vint à discuter l’interminable série des indignités entraînant la perte des droits électoraux, ce fut une émulation à qui en inventerait de nouvelles. Indigne quiconque aurait été condamné à plus d’un mois d’emprisonnement pour mendicité ou vagabondage, pour outrage envers un juré ou un témoin, pour contravention à la loi sur les attroupements, sur les clubs, sur le colportage, ou aux règlements sur les maisons de jeu et les loteries ! Le droit de vote était ainsi mis à la merci des tribunaux bourgeois. Et qui, parmi les républicains, pouvait se flatter d’échapper à ces délits élastiques : outrage à la morale publique et religieuse, attaque contre le principe de la propriété et les droits de la famille ? Rayés encore, les militaires qui étaient envoyés dans les compagnies de discipline ! Rayés, les faillis non réhabilités ! Rayés, les villageois ayant commis des délits ruraux souvent insignifiants ! Rayés, l’adultère et le complice d’adultère ! On épurait, épurait, épurait. Tout le Code pénal faillit passer dans la loi. La majorité s’arrêta de guerre lasse.

La loi fut votée le 31 Mai par 433 voix. Elle annulait la grande conquête politique du 24 février. Quand on fit le calcul, on s’aperçut que le nombre des radiations était exorbitant. Le message présidentiel de 1851 l’évalue à