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frappant sans pitié, avec le regret de n’avoir pas de lois plus sévères à appliquer, toutes les associations ouvrières ou paysannes, les sociétés coopératives, les sociétés de secours mutuels, voire les sociétés philanthropiques, sous prétexte qu’elles font ou peuvent faire de la politique, et aussi qu’elles ramassent des fonds pour secourir leurs membres en cas de grève et de chômage, qu’elles sont des foyers de socialisme, partant de désordre et d’anarchie. A Paris, le préfet de police, Carlier, prescrit à ses commissaires d’assister aux réunions publiques et d’y « rectifier les idées fausses », d’y combattre en particulier le socialisme ; « car le socialisme n’est rien autre chose que la barbarie ». Et, pendant que les agents du pouvoir se mêlaient ainsi directement à la lutte électorale, une autorisation de poursuites était demandée à l’Assemblée contre deux représentants du peuple, Bancel et Michel de Bourges, pour avoir dans ces mêmes réunions défendu vigoureusement la République démocratique.

Malgré tout, les Montagnards recueillaient vingt mandats sur trente. Il y avait à cela des causes politiques et des causes économiques. La population de Paris, sous la pression brutale dont elle était l’objet, se redressait, suivant son ordinaire, comme une lame d’acier courbée par force. Puis les proscrits absents agissaient sur le vote plus peut-être que s’ils eussent été de retour. On venait de décider le transport en Algérie de tous les détenus de Belle-Isle, leur internement pour dix ans dans un établissement disciplinaire spécial, où il seraient assujettis au travail forcé, soumis à la juridiction militaire, privés de leurs droits civiques. En attendant que cet établissement fût prêt, ils devaient être emprisonnés dans les forteresses de la colonie. C’était dur pour des hommes enfermés déjà depuis vingt mois. Aussi leurs familles, leurs amis formaient-ils un formidable noyau de mécontents. A cela s’ajoutait la fin de la longue crise dont avait pâti l’industrie parisienne. Les affaires reprenaient. La découverte des mines d’or de la Californie engendrait toute sorte de spéculations et d’espérances. Artisans et boutiquiers redevenaient frondeurs et désireux de donner une leçon au pouvoir. Le journal L’Assemblée Nationale crut devoir dénoncer à leur clientèle des quartiers riches certains commerçants qui avaient mal voté. La petite bourgeoisie, en butte à son tour aux tracasseries de la réaction, se sentait dupe et se repentait d’avoir laissé imprudemment écraser son avant-garde prolétarienne. L’effet produit par cette triple élection fut encore aggravé par celle qui suivit. Vidal, ayant opté pour le Haut-Rhin où il avait été nommé en même temps qu’à Paris, eut pour successeur Eugène Sue, qui n’avait peut-être pas l’étoffe d’un homme d’État, mais qui représentait avec éclat la propagande du socialisme et de la libre-pensée par la littérature. Sa victoire fut d’autant plus significative qu’on lui avait opposé comme adversaire un commerçant qui s’était distingué aux journées de Juin en combattant pour l’ordre dans les rangs de la garde nationale.