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combattant pour la patrie, mise en liberté de tous les détenus politiques, enfin abolition de la peine de mort « en matière politique », mesure incomplète qui ne proclamait pas l’inviolabilité de la vie humaine, comme le dit à tort un des considérants rédigés par Louis Blanc, mais qui témoignait de la générosité des vainqueurs, rassurait les timorés et leur prouvait que la guillotine de Quatre-vingt-treize était reléguée au musée des antiques.

Toutefois la grosse question, cachée au fond du conflit des deux drapeaux, n’était point tranchée, et elle reparaissait sous une forme plus nette. Devant le gouvernement se présentait en tumulte et en armes une délégation conduite par un ouvrier nommé Marche, un de ces inconnus dont leur énergie fait des chefs dans les moments de troubles. Il réclame la reconnaissance immédiate du « droit au travail ». Le gouvernement regimbe devant cette sommation impérieuse. Lamartine s’efforce de prendre l’ouvrier à la glu de son éloquence. « Assez de phrases comme cela ! » interrompt brutalement le jeune homme. Peut-être se fût-il laissé gagner quand même, si Louis Blanc, après un instant d’hésitation, ne se fût prononcé en sa faveur. Avec Flocon et Ledru-Rollin, Louis Blanc rédige, séance tenante, le décret suivant dont les redites sentent la hâte de l’improvisation :

« Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail.

« Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens.

« Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. »

Ledru-Rollin fait ajouter cet article, qui ressemble à un don de joyeux avènement :

« Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile. »

Tous signent, plusieurs sans doute à contre-cœur. C’était, en effet, l’acte le plus révolutionnaire qu’on leur eût encore arraché. Le décret était un engagement solennel de l’État à intervenir dans le domaine économique, à transformer l’organisation industrielle et agricole dans un sens favorable aux travailleurs. Il indiquait en termes imprécis l’association comme le moyen d’atteindre ce but. La Révolution sociale avait trouvé là sa formule vague. Le socialisme, pour la première fois, sortait des livres pour entrer dans la voie ardue des réalisations.

S’il faut en croire des témoignages contemporains, Marche aurait dit : « Le peuple attendra ; il met trois mois de misère au service de la République. » Le peuple, dont on escomptait si légèrement la patience, ne paraissait pas disposé à attendre si longtemps. Le matin du 28 Février, jour où la République devait être officiellement proclamée sur la place de la Bastille, plusieurs milliers d’ouvriers, rangés par corps de métier, couvraient la place de Grève ; ils portaient des bannières où se lisaient ces mots : Ministère du Progrès. — Organisation du