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semblant d’élection, dans la salle Saint-Jean, aboutit à la réunion des deux listes rivales. Marrast, Flocon, Louis Blanc, qui représentent le National et la Réforme, Albert, un ouvrier mécanicien qui a quitté la veille sa blouse et ses outils de travail, et qui est le candidat des sociétés secrètes, sont adjoints aux députés déjà désignés. Les trois derniers élus reçoivent, ou plutôt subissent d’abord, le titre de secrétaires, et, dans les premières séances, on oublie de convoquer Albert.

Ainsi se trahit, dès l’origine, une sourde dissidence entre les onze hommes qui se chargent de présider aux destinées de la France. On peut distinguer parmi eux trois groupes divers. Le plus nombreux comprend les républicains modérés, ceux qui considèrent la révolution comme accomplie, du moment que la monarchie censitaire et la Chambre des Pairs ont été balayées par la nation. Ce sont : Dupont de l’Eure, Arago, Crémieux, Garnier-Pagès, Lamartine, Marie et Marrast. Le plus avancé se compose des répubhcains socialistes Albert et Louis Blanc, partisans déclarés d’une profonde transformation économique. Entre ces deux extrêmes se placent, poids mobile oscillant de droite à gauche, des radicaux, des démocrates. Flocon, Ledru-Rollin, qui veulent très sincèrement des réformes sociales sans trop savoir lesquelles, mais qui n’entendent pas qu’on touche à la constitution de la propriété et au régime du salariat.

Les premiers correspondent à cette partie moyenne, instruite et aisée de la bourgeoisie, qui se sent majeure et capable de diriger, sans roi, sans cour et sans nobles, les affaires publiques ; les derniers résument en eux les velléités frondeuses et vaguement humanitaires des petits bourgeois, des petits boutiquiers, des petits artisans qui souffrent des impôts mal assis, des inégalités consacrées par la loi et accrues par le développement du grand commerce et de la grande industrie, mais sans être réduits à la condition précaire des travailleurs contraints de louer leurs bras pour vivre. Les autres, enfin, sont les porte-voix de la classe ouvrière proprement dite et de ses aspirations imprécises, mais nettement orientées vers un régime plus égalitaire qui doit s’établir par l’association des hommes et la socialisation des choses. Tous, d’ailleurs, reflètent les opinions et représentent les intérêts des villes, non des campagnes.

Gouvernement de concentration, gouvernement de compromis, hétérogène et discordant, capable de s’entendre sur quelques points d’un programme restreint, condamné, dès qu’il se présentera une question brûlante, à des tiraillements sans fin, à des défiances mutuelles, à des débats violents, à des solutions équivoques et bâtardes ! Amalgame d’éléments contraires, qui peut être bon pour la résistance à des ennemis communs et pour une époque rassise, mais qui l’est beaucoup moins pour l’action et pour un moment révolutionnaire ! Éclectisme périlleux qui paralyse les initiatives hardies, empêche toute politique énergique et suivie et qui, pratiqué de nouveau en 1870, n’a pas mieux réussi qu’en 1848 ; car l’unité de direction dans les grandes crises est une condition de salut. Les disputes inévitables de la majorité et de la minorité devaient conduire à la neutrali-