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en mois avec une étrange régularité : 25 février, 17 mars, 16 avril, 15 mai, 22 juin. Pendant ces quatre mois chacune des deux classes et des deux tendances opposées l’emporte tour à tour ; mais chaque victoire éphémère et incomplète de l’une est suivie d’une revanche de l’autre, jusqu’au moment où, dans le sang de la guerre civile, la classe et la tendance bourgeoises triomphent de la classe et de la tendance populaires. Dès lors, la réaction victorieuse se précipite et, de chute en chute, fait retomber le peuple et la bourgeoisie elle-même au-dessous du point d’où ils étaient partis à la conquête de la République Mais, malgré l’inutilité apparente de l’effort avorté, il y a des choses abattues qui ne se relèvent pas, des progrès réalisés qui subsistent, des idées lancées qui continuent leur mouvement à travers le monde.

Le 24 février 1848, pendant que Paris gronde, fume, bouillonne encore comme un volcan en éruption, la première affaire à régler entre les vainqueurs surpris par la facilité de leur victoire, « arrivée, suivant l’expression de Gabet, comme une bombe ou un éclair », est la constitution du nouveau gouvernement. Sera-ce la Régence ou la République ? Une bonne partie de la bourgeoisie se fût sans aucun doute accommodée d’un changement se bornant à mettre la couronne sur une autre tête. Les républicains modérés croyaient la République prématurée. L’avocat Marie, un des chefs de l’opposition sous Louis-Philippe, disait : « Son temps n’est pas venu. Je l’aime trop pour souhaiter qu’elle naisse avant terme. » Béranger a écrit plus tard : « Nous voulions descendre marche à marche ; on nous a fait sauver un étage. » Mais il fallait compter avec les combattants des barricades qui n’entendaient pas qu’on renouvelât ce qu’ils appelaient l’escamotage de 1830. Déjà le peuple célébrait à sa façon les funérailles de la royauté, en brûlant les voitures de gala et le trône avec une allégresse gouailleuse. A la Chambre, la Régence disparaissait avant d’avoir existé ; la duchesse d’Orléans, le duc de Nemours suivaient Louis-Philippe sur le chemin de l’exil, et l’on décidait de nommer un gouvernement provisoire.

Une liste est alors soumise en plein tumulte, je ne dirai pas au vote de l’Assemblée (car il n’y a plus, à proprement parler, d’Assemblée), mais à l’approbation de la foule bigarrée qui se presse dans la salle envahie. Lamartine, Arago, Ledru-Rollin sont nommés par acclamation ; avec eux passe sans encombre Dupont de l’Eure, le patriarche de la démocratie, dans la vénérable majesté de sa quatre-vingt-deuxième année. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès sont acceptés malgré des contestations assez vives. Le nom de Louis Blanc, le socialiste, prononcé par quelques voix, est volontairement omis par Lamartine qui aide à dresser la liste.

Mais il existe une tradition révolutionnaire, une sorte de cérémonial réglé d’avance. Le Gouvernement provisoire, après ce simulacre d’élection parlementaire, doit aller à l’Hôtel de ville se faire reconnaître et, pour ainsi dire, sacrer par le peuple. Il se trouve là en présence d’un courant venant d’ailleurs, d’une autre liste émanant de la presse avancée et des sociétés secrètes. On discute. Un