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interrompu, hué, insulté. Il est vrai qu’il fut ensuite embrassé par Cavaignac, et certes cet accord entre les hommes du métier sur une question de ce genre aurait dû faire réfléchir, si les passions de parti permettaient la réflexion. Mais on ne leur pardonnait pas, non plus qu’aux autres défenseurs d’une cause perdue d’avance, de toucher à l’endroit sensible, au côté social de la question ; de dire qu’une armée composée d’hommes qui se sont vendus est un péril pour la liberté ; qu’à défaut du sentiment de la justice l’honneur devrait faire accepter à tous les citoyens l’égalité devant l’impôt du sang ; que le trafic des marchands de chair humaine était hideux ; que, si le passage sous les drapeaux était une gêne pour les jeunes gens se vouant aux carrières libérales, les jeunes ouvriers ou paysans enlevés à l’atelier ou à la charrue en étaient tout aussi gravement atteints ; qu’au bout de sept ans, déshabitués du travail, ils rentraient dans la vie civile en déclassés, dangereux parce qu’ils savaient manier un fusil et parce qu’ils avaient faim ; qu’en somme la querelle était entre riches et pauvres, et que les partisans du statu quo, dans leur prétention de parler au nom de la majorité des mères et des pères de famille, comptaient plutôt les écus que les suffrages.

Le privilège bourgeois eut des avocats d’une candeur cynique. L’un d’eux, Bourbousson, protesta violemment contre le service égal pour tout le monde. Pourquoi ne pas proclamer tout de suite l’égalité des conditions ? Pourquoi ne pas décréter qu’il est injuste que le pauvre travaille et habite une chaumière, tandis que le riche est oisif et loge dans un palais ? On voulait donc aboutir au communisme ? Ne pouvait-on laisser s’exempter qui voulait ? Qui est-ce qui n’avait pas douze ou quinze cents francs pour se payer ce luxe ? L’orateur se piquait, d’ailleurs, de défendre ainsi l’intérêt et la liberté des pauvres : car de quel droit l’État voulait-il empêcher soit les familles de se procurer parla vente avantageuse de leurs garçons un supplément de revenu fort appréciable, soit les individus de se faire soldats moyennant finances, si cela leur plaisait ? (C’était le même argument qu’on employait alors pour dénier à l’État le droit d’empêcher qu’on ne mit au travail des enfants de six ans.) Avec une merveilleuse inconscience Bourbousson terminait en disant qu’il fallait détruire l’exploitation de l’homme par l’homme, et, comme si les remplaçants avaient été des enfants trouvés, il suppliait de ne pas frapper au cœur les mères qui pouvaient acheter les fils des autres pour sauver les leurs.

Thiers, le petit grand homme de la bourgeoisie, procéda plus adroitement. Il voila l’horreur qu’elle éprouvait pour l’égalité devant les chances de mort. Habitué à refaire et à gagner des batailles sur le papier, il suivit les généraux sur leur propre terrain ; il affirma que, suivant tous les avis compétents, le temps de service devrait être allongé, non raccourci ; que le système prussien n’avait point de solidité ; qu’une armée faite sur ce modèle et servant trois ans pourrait à la rigueur suffire pour une guerre défensive, mais que pour