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d’elle de les donner à ceux qui en avaient besoin. Le préambule arriva par suite fort édulcoré devant l’Assemblée. Il n’en fut pas moins attaqué. La discussion qui s’engage alentour est des plus révélatrices de l’esprit du temps. Beaucoup de phrases creuses et emphatiques chez les orateurs ; beaucoup de considérations philosophiques, métaphysiques et semi-religieuses, qui font douter par instants si l’on est dans une Assemblée politique, une Académie ou un Concile. Controverse quasi théologique entre un évêque et un pasteur pour savoir si l’on mettra en tête : « En présence de Dieu » ou bien « Au nom de Dieu. » Une seule voix, dans le septième bureau, a demande la suppression de cette formule mystique. On lui a répondu que Dieu est le commencement et la fin de tout. Naïf accès d’orgueil national dans l’avis donné à l’univers que la France s’est constituée en République pour conserver « l’initiative du progrès et de la civilisation. » Harangue fumeuse de Pierre Leroux qui dit avec raison que la science politique est dans l’enfance et qui le prouve en critiquant l’ensemble sans rien apporter de précis à la place. Surtout effort pour imaginer des formules ambigües, qui promettent sans engager ; qui proclament quelque chose de nouveau sans dire quoi ; qui rassurent la bourgeoisie sans permettre au peuple de se plaindre qu’il n’y a rien de changé ; qui ménagent le passé sans ouvrir et sans fermer la porte à l’avenir. Le préambule, à la suite d’un discours ironique de Frosneau, faillit être supprimé comme superflu et dangereux. Il fut maintenu quand même, parce qu’on crut nécessaire d’y inscrire le sens de la Révolution.

Mais là était la grosse difficulté. Le sens politique en était assez clair : à l’intérieur, accession de tous les Français adultes au droit de vote ; à l’extérieur, ce n’était plus déjà la fraternité humanitaire des premiers jours, mais c’était encore la paix déclarée au monde, le respect mutuel entre les nations ; point de guerre de conquête ; point d’entreprise « contre la liberté d’aucun peuple », comme le disait l’article V. Un député, un Lafayette, demandait, il est vrai, comment la conquête de l’Algérie pouvait se concilier avec cette disposition ; on lui répondit (et la réponse est faible) que l’Algérie avait été légitimement conquise pour offense à la nation française. La Constituante s’arrête à mi-chemin dans sa tendance pacifique et fraternelle à l’égard des autres peuples. Elle repousse un amendement de Quinet et de Victor Hugo ainsi conçu : « La France s’est proposé de poursuivre plus librement le progrès de la civilisation et de l’humanité. » Et quand Francisque Bouvet, député de l’Ain, demande qu’un jury international, un congrès universel et perpétuel des peuples puisse un jour remplacer la guerre, juger les différends entre les peuples, garantir les traités et régulariser l’activité humaine en vue du progrès pacifique des sociétés dans la moralité et le bien-être, il est accueilli par des moqueries et des acclamations dérisoires.

L’accord était donc loin d’être parfait sur ce terrain ; mais le sens social de la Révolution était bien plus passionnément contesté. C’est sur ce point