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Comment allons-nous payer le terme ? … Allez demander à vos prétendus conservateurs du travail, du crédit, du pain ! Ce qu’ils ont à vous offrir pour vous, pour vos femmes et vos enfants, c’est du sang et des cadavres. » Puis, en dépit de ses principes, s’adressant au pouvoir, il avait inséré dans son journal un projet de pétition, ayant le ton d’un commandement, non d’une supplique. Il invitait tous les fermiers, tous les locataires, tous les débiteurs à réclamer de l’Assemblée un décret ordonnant à tous les propriétaires de faire, sur le montant des loyers, des fermages, des créances, une remise du tiers durant trois ans. Avec les l.500 millions ainsi obtenus, on remonterait « l’horloge sociale arrêtée par la révolution ». L’ne moitié reviendrait à l’État, une moitié aux particuliers et l’industrie, le commerce reprendraient leur activité. Cet article entraina la suspension du journal par Cavaignac. Alors, usant de son initiative de député, Proudhon reprit son projet de pétition sous forme d’une proposition de loi, qui fut renvoyée au Comité des Finances. Proudhon, avec Pierre Leroux qui n’y venait guère, y était seul de son opinion. En revanche Thiers, Bastiat, Léon Faucher, Berryer, Duvergier de Hauranne, la fine fleur de l’économie politique orthodoxe, y figuraient en nombre. Le Comité, scandalisé, chargea Thiers de demander à la Chambre un vote de réprobation éclatante. Le rapport était lu le 26 avec un succès étourdissant. Thiers, qui s’était tenu prudemment dans la coulisse, rentrait en scène avec éclat. Son tour était venu de sauver la société. Pourfendeur du socialisme, il était représenté en Saint-Michel terrassant le dragon.

La bête se défendait pourtant. Le 31 s’engageait la discussion : un vrai corps à corps entre le vieux monde et le monde nouveau. Ce fut le grand jour de la courte carrière parlementaire de Proudhon. Avec l’orgueil qui fut une de ses forces, il déclare que ce fut aussi le jour où le sens de la Révolution devint clair pour tout le monde, où l’on comprit en l’écoutant qu’elle avait pour raison d’être la liquidation sociale. « A partir du 31 juillet, écrit-il, la Révolution est devenue irrévocable. » Il se pique d’avoir, ce jour-là, fait voir aux plus aveugles la lutte déchaînée entre les classes, poussé la nation malgré elle dans la voie du socialisme, disposé souverainement de la conscience de tout un peuple. Il faut en rabattre. La vérité est qu’à son ordinaire il tira un formidable coup de pistolet en l’air. La séance (sur laquelle nous reviendrons) fut, comme on pouvait le prévoir, tumultueuse. Proudhon parlait mal, ainsi que la plupart des socialistes de son temps. Où donc auraient-ils pu faire l’apprentissage de la parole en un pays où toute tribune leur était jusqu’alors fermée ? Proudhon en fut quitte pour apporter un discours écrit, et seul contre tous, impassible devant les rires, les huées, les vociférations, les rappels à l’ordre, accumulant les formules les plus capables d’irriter et de terrifier ses auditeurs, voyant sans doute avec une satisfaction intime Goudchaux sortir de la salle dans l’excès de son énervement et de son indignation, il tint tête à l’orage plusieurs heures durant. Après quoi, une grêle d’ordres du jour fondit sur l’orateur. Il n’y en eut pas moins de quinze. L’un