Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et des vaincus ; que mon nom reste maudit, si je consentais à y voir des victimes ! » Senard avait écrit : « La République vous tend les bras. » Tous deux parlaient ainsi le 26 juin, dans la lune de miel de leur avènement au pouvoir. Paroles de bons citoyens, auxquelles il ne manqua que d’être confirmées par les actes ! Le même jour à l’Assemblée, il était déposé par Senard un projet ainsi conçu : « Tout individu pris les armes à la main sera immédiatement déporté dans une de nos possessions d’outre-mer, autre que l’Algérie. » L’Algérie était considérée comme trop voisine ; il fallait mettre les profondeurs et les espaces des Océans entre les proscrits et leur patrie. À l’article s’ajoutait encore cet amendement : « cette disposition ne change rien au droit de la guerre contre ceux qui auraient commis des actes de trahison ou violé les lois de l’humanité. » Rien de plus caractéristique que la façon dont fut voté un projet aussi grave. Quand on demande qu’il y ait rapport, discussion, Bonjean (de la majorité conservatrice) s’écrie : « Occupons-nous d’une proclamation, et non de ces détails. C’est misérable ! » Le rapporteur Méaulle déclare qu’il faut faire taire la légalité. Il importe que, par une mesure de salut public, tous les hommes qui ont déclaré une guerre mortelle à la société disparaissent. En ce faisant, dit-i, nous aurons mérité l’approbation de la France et de l’Europe entière. Et cela se traduit par deux articles : le premier qui ordonne la transportation dans les colonies des individus actuellement détenus qui ont pris part à l’insurrection : le second qui renvoie devant les conseils de guerre institués par Cavaignac les chefs, fauteurs ou instigateurs ayant commis quelque acte aggravant leur rébellion. Il est à remarquer que l’on changeait déportation en transportation, parce que la déportation aurait entraîné l’intervention des tribunaux, tandis que la transportation pouvait se faire sans jugement. C’était une façon de respecter la loi en la tournant. Les représentants de la Montagne réclament au moins quelque répit. Peut-on voter dans la fièvre cette chose monstrueuse, une proscription en masse. Flocon rappelle que, chaque fois que des hommes ont ainsi jugé des hommes, l’histoire, à son tour, a toujours jugé les juges. Caussidière proteste contre l’odieuse hypocrisie par laquelle on parait prendre ainsi l’intérêt des proscrits : car, si on les supprime sans autre forme de procès, c’est, a-t-on dit, pour les dérober aux furieux qui les assassineraient. D’autres font observer qu’il n’y a aucune espèce de contrôle pour éviter ou corriger les erreurs possibles ; que tout prisonnier est, par cela seul, déclaré coupable. N’importe ! A quoi bon un contrôle, un jugement ? Jeunesse et vieillesse ne sont pas même des excuses suffisantes. Des amendements, qui proposent qu’on exempte du voyage aux pays tropicaux les prisonniers ayant plus de 60 ans ou moins de 18, voire même de 16 ans, sont repoussés. On consent que femmes et enfants soient autorisés à suivre les condamnés outre mer ; car il vaut mieux que la louve et les louveteaux s’en aillent aussi. Mais une voix crie : A leurs frais ! — Encore, les cinq cents premiers transportés sont-ils enlevés nuitamment, sans qu’on donne leur nom, sans qu’on leur