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de sabre. Lebas se fait sauter la cervelle. Saint-Just, orgueilleux et stoïque, reste inébranlable et silencieux sous les outrages.

Robespierre sanglant est transporté au Comité de Salut public ; et là, couché sur une table, essuyant de son mouchoir sa cruelle blessure, insensible aux lâches insultes, il se recueille dans l’attente de la mort. Peut-être lui apparut-elle vraiment comme la libératrice. Elle le délivrait d’un problème où son esprit succombait, et de responsabilités disproportionnées au génie humain. Elle le délivrait aussi du trouble que sans doute le supplice de Danton et de Camille avait laissé en lui. Puisqu’il mourait pour la Révolution, n’avait-il pas eu le droit de frapper pour elle ?

Le 10 thermidor, à midi, par l’ordre de Billaud-Varennes, les proscrits furent transférés à la Conciergerie ; il fallait que l’itinéraire même de leur suprême voyage les confondit avec tous ceux qu’ils avaient eux-mêmes envoyés à la mort. À quatre heures, ils furent conduits à l’échafaud. Des femmes dansaient derrière la charrette, et elles outragèrent Robespierre ; il sourit tristement, et sans doute leur pardonna. Il avait foi dans la justice de l’avenir. Au passage, un enfant barbouille de sang la porte de la maison de Duplay. Robespierre détourne la tête ; mais pas une larme ne mouille ses yeux. Il n’avait pas fermé son cœur à la douleur ; mais il l’avait dompté au service de la Révolution et de la patrie.

Il est toujours permis à l’historien d’opposer des hypothèses au destin. Il lui est permis de dire : Voici les fautes des hommes, voici les fautes des partis, et d’imaginer que sans ces fautes les événements auraient eu un autre cours. J’ai dit quels furent surtout, depuis le 31 mai, les services immenses de Robespierre, organisant le pouvoir révolutionnaire, sauvant la France de la guerre civile, de l’anarchie et de la défaite. J’ai dit aussi comment, après l’écrasement de l’hébertisme et du dantonisme, il fut frappé de doute, d’aveuglement et de vertige.

Mais ce qu’il ne faut jamais oublier quand on juge ces hommes, c’est que le problème qui leur était imposé par la destinée était formidable et sans doute « au-dessus des forces humaines ». Peut-être n’était-il pas possible à une seule génération d’abattre l’ancien régime, de créer un droit nouveau, de susciter des profondeurs de l’ignorance, de la pauvreté et de la misère un peuple éclairé et fier, de lutter contre le monde coalisé des tyrans et des esclaves, de tendre et d’exaspérer dans ce combat toutes les passions et toutes les forces et d’assurer en même temps l’évolution du pays enfiévré et surmené vers l’ordre normal de la liberté réglée. Il a fallu un siècle à la France de la Révolution, d’innombrables épreuves, des rechutes de monarchie, des réveils de république, des invasions, des démembrements, des coups d’État, des guerres civiles pour arriver enfin à l’organisation de la République, à l’établissement de la liberté légale par le suffrage universel. Les grands ouvriers de révolution et de démocratie qui travaillèrent et combattirent il y a plus d’un siècle