mais par les divisions de pensée et les conflits de conscience qui rendaient inévitable l’intervention chirurgicale du bourreau.
Ce n’est point par la décapitation de tous ces grands hommes, c’est par leur antagonisme que la Révolution fut livrée à la dictature. Supposons que Vergniaud, Danton, Hébert, Robespierre survivent. Si leur querelle s’est prolongée, Bonaparte surgira : il se servira d’abord des uns contre les autres, et puis il les réconciliera par la fusillade, l’emprisonnement et la déportation. En se guillotinant les uns les autres, les chefs de la Révolution ont simplement épargné au futur dictateur militaire l’odieux des sanglantes exécutions. L’effet de ces amputations successives fut moins de supprimer de grandes forces individuelles que de tuer peu à peu la confiance du peuple en la Révolution et en lui-même. Comment aurait-il pu susciter en lui des chefs nouveaux quand Samson, en lui montrant du haut de l’échafaud la tête blême de tous les révolutionnaires, l’avertissait qu’il avait toujours été dupé ? Ainsi chacune de ces existences arrachées emportait à ses racines un peu de la Révolution.
Mais ce travail interne et profond de dissociation et de doute qui s’accomplissait n’empêche pas tout d’abord la Révolution de continuer sa marche conquérante et ses grandes œuvres réformatrices. En cette période de la Terreur, l’armée ne s’émeut pas des catastrophes intérieures. On dirait qu’elle n’en ressent pas le contre-coup. Commençait-elle à former un monde à part, ayant ses passions et ses ambitions propres et qui se désintéressait des agitations politiques ? Ce serait, je crois, se méprendre et anticiper sur les événements.
Le mot cité par Thibeaudeau : « L’armée aujourd’hui est un continent », n’est pas vrai en 1794. L’armée restait rattachée à la Révolution : elle communiquait avec la vaste ardeur révolutionnaire de la nation. Ce qui est vrai, c’est d’abord qu’enfiévrée et exaltée par sa lutte sublime, elle était moins attentive aux querelles des factions qu’aux manœuvres de l’Europe coalisée ; c’est aussi que, depuis la constitution du second Comité de Salut public, depuis juillet 1793, c’est toujours le même gouvernement révolutionnaire qui la commandait de haut. Et le prestige de ce Comité grandissait en un sens par l’énergie farouche des exécutions qu’il ordonnait. L’armée avait la conscience qu’il assurait ainsi l’unité d’action et de volonté sans laquelle elle-même n’aurait ni approvisionnements, ni canons, ni poudre, ni élan, ni victoires. L’armée savait que le Comité de Salut public avait frappé des généraux même victorieux comme Custine et Houchard quand ils ne répondaient pas à tout son dessein, et elle ne se scandalisait pas que la même discipline terrible pesât sur les chefs de la Révolution. Vergniaud, Custine, Houchard, Hébert, Danton : c’était le même niveau terrible sur toutes les têtes, et la figure immuable et sombre du Comité de Salut public dominait toutes les mêlées, les batailles politiques comme les batailles militaires.