Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/808

Cette page a été validée par deux contributeurs.

douleur et à la peine ! Ne sont-ils pas tous les deux également enfants de la nature et de la société ? Que leur a donc fait celui-ci pour être si cruellement disgracié, si totalement déshérité ? Et que leur a fait celui-là pour en recevoir de si grandes faveurs et pour en être si avantageusement pourvu ?

« Se peut-il que cette violation criante des premiers, des plus réels droits de l’homme, n’ait encore frappé personne ? Et nous osons parler de liberté, d’égalité ! Quel est donc le sens que nous attachons à ces mots-là ? Où peut être la liberté, quand le besoin, causé par un dènûment général, rend dépendant de tout ? et où peut être l’égalité, quand les uns trouvent tout fait pour eux, et les autres tout à faire, ou, pour m’exprimer plus exactement, quand tout est pour les uns et rien pour les autres ? »

Mais voici un vigoureux et admirable réquisitoire contre l’hypocrisie de l’égalité idéale et juridique démentie par l’inégalité de fait :

« Ils peuvent acquérir, dira-t-on, ils ne sont exclus de rien. La loi nouvelle a banni toute acception de personnes et a ouvert à tous indistinctement les portes de l’avancement. Voilà donc ce qu’on entend par le mot d'égalité ? Comme on a besoin d’illusion, comme on s’en laisse imposer par des noms ! Ceux qui n’ont rien peuvent acquérir ; mais d’abord pourquoi n’ont-ils rien ? pourquoi n’est-ce qu’au prix de l’acquisition qu’ils peuvent parvenir à quelque chose, tandis que d’autres trouvent gratuitement accumulé sur leur tête ce que la fortune a pris soin d’y placer ? En second lieu, c’est une grande vérité qu’a dite J.-J. Rousseau que la première pistole est plus difficile à gagner que le second million. En effet, tout est avantages pour celui qui peut au delà ; mais tout devient difficulté, obstacle pour celui qui est en arrière de ses besoins. Si ceux d’un jour lui laissent quelque chose de reste, ceux du lendemain le lui absorbent, et souvent même au delà.

« Sans cesse maîtrisé par les circonstances, il est obligé d’en subir toutes les variations sans pouvoir jamais en prévenir aucune ; et tandis qu’il donne à profiter sur lui, il ne trouve à profiter sur personne ; c’est lui qui sème, et ce sont les riches qui recueillent ; ce sont ceux qui l’emploient qui retirent le bénéfice de sa main-d’œuvre.

« Ainsi, c’est toujours pour la fortune d’autrui qu’il travaille, non pour la sienne. Cependant, ces riches se croient fort nécessaires au malheureux ; et lorsqu’ils en occupent un grand nombre à leurs terres ou à leurs ateliers, ils disent avec une sorte de jactance, qu’ils font vivre beaucoup de monde. Ils devraient dire qu’il faut beaucoup de monde pour les faire vivre dans leur opulent loisir.

« On parle quelquefois de la roue de fortune ; mais qui ne sait qu’elle ne tourne guère que dans la classe des gens aisés ou des intrigants ? C’est presque un prodige qu’un honnête homme de rien parvienne à se faire un sort ; il faut pour cela un concours de circonstances qui se rencontrent difficilement ; et de pareils exemples ne sont que des exceptions à la règle, la masse